« Charles Dekeukeleire, précurseur inconnu » par Henri Storck
« Charles Dekeukeleire, précurseur inconnu »
Henri Storck
Tous ceux qui ont connu Charles Dekeukeleire se souviennent de cet homme massif, au jugement sûr et précis, le visage éclairé d’un sourire qui créait un contact immédiat, franc et authentique. Par sa sensibilité il était intimement relié aux racines de l’art flamand, s’abreuvant aux même sources d’inspiration, aux mêmes
«thèmes » selon le titre d’un de ses meilleurs films que les grands peintres qui étaient ses contemporains. Le premier en Belgique, il a su découvrir dans le cinéma les immenses possibilités qui s’offrent à un esprit créateur.
Dès 1927 Charles Dekeukeleire, après avoir durant plusieurs années fréquenté les ciné-clubs, mène une activité remarquable de critique cinématographique, fait connaissance avec l’avant-garde française et surtout de l’œuvre des russes, comme celle du grand documentariste Dziga Vertov. Alors âgé de 22 ans, il s’intéresse aux techniques et aux structures de cet art, dont il pressent, mieux que tout autre et avant tous les autres en Belgique, la nouveauté et la spécificité. Son film «Combat de Boxe. parut à l’époque une nouveauté surprenante, en particulier par le jeu savant entre les images positives et les négatives, qui traduisait les tensions en présence, notamment entre les boxeurs et le public du match.
Le court métrage «Impatience. qui suivit peu après comporte quatre personnages; une route et des paysages, la motocyclette d’un ami, une femme, qui est
le pilote de la moto, et des formes abstraites. Pour les scènes intérieures on transforme la chambre à coucher du cinéaste en studio, on applique un drap de
lit au mur et on l’éclaire avec des projecteurs de sa propre fabrication. L’installation de la maison se poursuit avec entêtement. Un appareil de projection vient
compléter le studio. Mais il y a la moto: on ne peut la hisser au deuxième étage.
Alors on descend tout le fourbi : l’appareil, l’éclairage, au salon. Tout cela se passe dans la maison paternelle de la rue Goffart à Ixelles.
Comme le développement de la pellicule, confié à un photographe local, est mal fait, on installe un laboratoire dans les caves de la maison. Dekeukeleire invente une méthode inédite de développement des négatifs. Le film, qui dure plus d’une demi-heure, montre une succession de plans sévèrement rythmés de paysages, de détails en gros plan de la moto, de figures abstraites et d’images du corps nu de la femme pilote, dans un jeu de durées minutieusement calculées. Il cherchait ainsi à donner un sens à des images presque irréelles dans leur dépouillement et leur abstraction.
Dans la présentation de son film Dekeukeleire ajoutait que le regard du spectateur doit s’adapter, se laisser glisser le long du film pour ressentir surtout les
choses, les ralentis, les révoltés, les spasmes, les contractions que produisent entre eux des fragments dont les longueurs varient entre une et six cents images.
Pour «Histoire de Détective. réalisé en 1929, le journaliste Paul Werrie note la joie de créer, l’invention jaillissante. Le regard de la caméra s’arrête avec avidité autour de soi, sur le fait quotidien méconnu, sur le fait opprimé, sur les gestes, les objets. Par exemple, sur des pommes alignées dans un grenier. On les descend, on les verse sur la table, sous le regard de l’appareil qui opère automatiquement. Puis on organise un jeu. La méditation née de ces pommes est maintenant suivie d’une improvisation joyeuse, et cela donne le plus joli ballet du monde, un ballet de pommes, une ravissante invention visuelle. Finalement la maison est sens dessus-dessous. C’est une sourde rage, une rage bourrue. La caméra dévore tout ce qui passe à portée. En fait le rôle du «Détective-est confié à la caméra elle-même. Ainsi la pauvreté, l’absence de moyens, bouchant les voies faciles, force la vocation à découvrir, pour s’exprimer, des issues insolites, inattendues, ou à creuser en profondeur. D’où le jaillissement brusque et frais des images.
On les traite au même titre que des animaux (sur le même plan photogénique).
Ils ne savent ce qu’il font. On dit à celui-là, que l’on amène dans les dunes : «Filtre le sable entre tes doigts d’un air vague, ou arrache des oyats». Il filtre du sable ou arrache des oyats, il le sait, mais il ne sait pas à quoi cela répond dans la marche du film. Si Dekeukeleire dit à celui-là de filtrer du sable ou d’arracher des oyats c’est que cet acte correspond à un instinct, à la nature du personnage en chair et en os, cela signifie la suppression de tout personnage de composition, artificiel.
Donc par peur du jeu, Dekeukeleire supprime le jeu, ce qui est un vœu profond du cinéma.
Ces essais furent suivis par un reportage cruel et lyrique sur les manifestations flamandes à la Tour de l’Yser à Dixmude. Dans ce petit film intitulé «Flamme Blanche-éclatent les qualités plastiques qui devaient plus tard s’affirmer avec tant de beauté et de grandeur dans son film «Le Mauvais Oeil. d’après un scénario du grand écrivain et dramaturge Herman Teirlinck. Durant la même période, au début des années 30, il eut l’occasion de faire valoir ses qualités de documentariste d’esprit universel, d’ethnologue avant la lettre, d’anticiper sur les cinéastes du cinéma vérité, dans de grands reportages «regorgeant d’images chocs.
comme le note Francis Bolen, et ainsi de « Visions de Lourdes», dans’ lequel il dénonce notamment la commercialisation à outrance de ce lieu saint et « Terres Brûlées», réalisé au Congo Belge et qui révéla au monde les admirables sauts des athlètes Watuzi.
« Thèmes d’Inspiration», réalisé en 1938 prouve la permanence du type humain par des assonances et des rapports subtils entre l’image des Flamands d’aujourd’hui et leurs effigies dans l’œuvre de nos peintres. Comme l’écrivait Paul Werrie : «Un va-et-vient perpétuel court entre les tableaux et le pays dont ils s’inspirent, entre les anges de Memling et les jeunes filles flamandes qui chantent. Et il y a des moments de parfaite ambiguité où l’on ne sait plus si l’on est dans le tableau ou dans le film adroitement arrêté pour mieux rendre sensible la connivence-,
Au cours de la présentation de ses trois premiers films expérimentaux à Paris, le 21 juin 1930, Dekeukeleire exposait le sens de ses recherches. Après avoir affirmé l’autonomie et la spécificité de la matière cinématographique il déclarait : -Nous nous trouvons devant notre caméra avec un esprit absolument vierge •. Ce
qui l’intéressait, c’était de faire des films résolument opposés à ceux des studios, dont il admettait cependant la perfection. Il voulait aller plus loin. Il souhaitait créer une poésie cinématographique avec sa forme particulière, sa plus grande spontanéité, sa plus grande souplesse, une poésie plus profonde. Il donnait ensuite quelque indications sur les voies qu’il avait suivies dans « Histoire de Détective». D’abord ce qu’il appelait la décomposition du regard : Il faisait remarquer que notre œil n’est presque jamais immobile. Il ajoutait: -Le tour précis que prennent nos émotions dépend certainement de la façon dont se meut cet œil, des objets sur lesquels il s’arrête de préférence, de la durée relative de cet arrêt ou plutôt de cette mobilité plus ou moins localisée-; il ajoutait que le cadre n’avait pour lui aucune signification car la perception de l’imaqe nait de la succession des plans. Il ajoutait: «Ensuite je me suis attaqué à la phrase, lui enlevant la traditionnelle forme anecdotique : un plan d’ensemble, des plans rapprochés, nouveau plan d’ensemble. J’ai même supprimé cette nouvelle trilogie d’unités de temps, de lieu, d’action, pour remplacer ces jeux extérieurs par les drames qui se passent au fond de nous, par des équivalences sensibles entre des formes cinématographiques et des sensations intérieures. Je n’ai pas voulu me servir du cinéma pour décrire ce que je voyais, mais pour trouver des analogies avec ce que je sentais. Vous aurez, à première vue une impression de décousu. Ne vous arrêtez pas. En dessous, il y a le sens tragique. Que ce décousu soit plus prononcé que je ne l’eusse souhaité moi-même, provient, comme je l’ai dit, de ce que nous travaillons dans le vide. En fait, nous n’inventons aucun vocabulaire. » n’y a plus rien à innover dans le vocabulaire du cinéma avec nos appareils actuels. Nous appelons vocabulaire cette partie de la technique qui renferme les plans, les surimpressions, les flous, etc. Mais nous exploitons d’une manière inédite le vocabulaire existant. Nous voulons créer une syntaxe nouvelle de rapports, analogies, dissonances. Cette’ technique une fois au point, nous aura sauvé de l’état primaire du cinématographe actuel. Il faut s’attendre avant que cette langue nouvelle soit codifiée, ou du moins Que le public la goûte, à ce que durant quelques années une série d’œuvres se fassent siffler •.
Il avoue ensuite que dans cette lutte pour la sincérité il ne pouvait en toute logique qu’exprimer le fond de lui-même, de sa pensée, de son tempérament. » fait allusion ainsi à certaines trépidations de l’image, à certaines brutalités dans le montage » à des transitions abruptes qui sont commandées par la profonde inquiétude qui anime ses images et non par le besoin ridicule de faire autrement qu’un autre. Certaines exubérances d’une syntaxe nouvelle lui paraissent nécessaires pour tracer la route à des œuvres plus disciplinés. Pour lui le scénario
de son film n’était qu’un prétexte, l’affabulation détective, froidement ironique, n’était qu’un support. Il concluait en disant : -Nous sommes convaincus de la pauvreté intérieure de la Cinématographie actuelle. Nous tentons un effort purement poétique de construction intérieure tant pour sortir de cette pauvreté que
pour notre propre satisfaction d’artiste •.
A une époque qui fut pleine d’obstacles à l’art cinématographique, et en particulier dans notre pays, ce dont lui-même et les cinéastes de sa génération ont douloureusement souffert, Dekeukeleire était engagé dans la voie d’expériences fécondes dont les jeunes cinéastes d’aujourd’hui ont recueilli les fruits.
Dans «Réforme du Cinéma», écrit en collaboration avec Paul Werrie et Willem Rombauts en 1932, Dekeukeleire y définit ses positions à l’égard du rôle du cinéma dans notre société. Je ne résiste pourtant pas au plaisir de vous en détacher le passage suivant :
-Omnipotence de l’argent et cercle vicieux de l’argent qui étouffe la liberté d’expression ‘.
C’est le «pouvoir économique discrétionnaire dont parle Pie XI : Ce pouvoir est surtout considérable chez ceux qui, détenteurs et maîtres absolus de l’argent, gouvernent le crédit et le dispensent selon leur bon plaisir. Par là ils distribuent en quelque sorte le sang à l’organisme économique dont il tiennent la vie entreles mains, si bien que sans son consentement nul ne peut plus respirer-.
Il en résulte pour les créateurs du film un profond découragement, un sentiment d’impuissance qui a sa répercussion dans toutes les œuvres cinématographiques. Celles-ci ne viennent au jour que dans la mesure où elles servent les bailleurs de fond, et de la manière qu’ils l’entendent. Cela signifie que toute rébellion d’un artiste du film contre cet état de choses est impossible ou du moins ne se peut exprimer par le cinématographe. Si par hasard un mécène veut assumer les frais d’une œuvre, en complète indépendance, cet œuvre est étouffée, même par les salles dites d’avant-garde qui se contentent de montrer des films moins compromettants. C’est le cas pour -L’Etrange Aventure de David Gray», de Carl Dreyer, «l’Age d’Or .. , de Bunuel, etc.
Aujourd’hui ces vues sont toujours d’actualité, et sont toujours aussi lucides qu’à l’époque où elles ont été rédigées. Et il conclut : «Aussi longtemps que le problème de l’organisation du travail et des loisirs dans notre société n’aura pas reçu de solution digne de l’homme (et tous les problèmes connexes) -aussi longtemps que le coiffeur sera excédé par sa journée de barbe et de cheveux -et que, par la saine régulation des fatigues et des repos, un temps ne sera pas laissé à la méditation, il est vain d’espérer que le public sera capable de se réjouir aux grands spectacles et fera la file pour d’autres messieurs et dames que Chevalier et ceux d’Un Soir de Rafle, etc. Il ajoutait:
«Cette solution des problèmes de l’argent et du travail (et de tous les autres : La Presse ; l’Ecole, etc.) ne nous regarde plus ici. C’est l’affaire des spécialistes en chacune de ces matières. Mais voilà ce que nous disons à ces spécialistes, s’il advient qu’ils s’inquiètent du cinéma et si le cinéma les embarrasse : Quant tout ira bien hors le cinéma, tout ira bien dans le cinéma : le cinéma tend à devenir le lieu géométrique des activités de cette époque, activités qui y sont toutes représentées à des degrés divers. C’est pourquoi le cinéma résulte, comme un remous, de tous les courants qui aboutissent en lui et s’y croisent » ,
A relire ce texte vieux de 40 ans on constate que, l’évolution de la société et l’évolution de la production cinématographique se sont développées dans le sens que Dekeukeleire appelait de ses vœux, et ceci à dû lui servir de réconfort en regard des difficultés qu’il a rencontrées et qui s’opposaient à l’exercice de sa vocation d’artiste créateur.
Dekeukeleire a incarné, avec un talent rigoureux, les solides qualités d’un cinéma documentaire, fidèle à la réalité la plus authentique, avec un don d’expression lyrique exceptionnel, servi par une photographie admirable et un sens du montage et du rythme qui n’ont pas été égalés.
Ses images et ses films sont de précieux témoignages de la vie et du labeur des hommes de notre pays.
Sachons les préserver pour l’avenir car ils acquerront un jour une valeur inestimable. Et l’on rendra ainsi justice à celui qui fut le grand précurseur et inventeur de l’art cinématographique dans ce pays.
H. S. in A.I.D. News, Bulletin de l’Association Internationale des Documentaristes, No3, novembre 1972.