Reflexions sur le cinéma documentaire
par Henri Storck
Il est interdit au cinéma documentaire, Qui pourtant est par nature destine à donner à lire tout le réel, de filmer les réalités les plus fortes de la vie humaine: la violence, le meurtre, le sadisme, l’amour, la mort, la folie. Ce sont tous des actes secrets.
Tout au plus peut-on concevoir que les prises de vues de ces interdits soient faites à des fins scientifiques, et destinées à demeurer secrètes, elles aussi.
C’est sans doute à cause de cet empêchement fondamental dans le cinéma du réel, que les mêmes interdits foisonnent dans le cinéma de fiction.
Car dans la fiction, les rôles sont inve~: la réalité, c’est le film qui se fait; la chose vraie c’est la scène que l’on tourne; le maître, c’est la caméra.
On peut alors tout représenter. La mort du personnage n’est pas la mort d’un homme, la passion amoureuse n’est pas vécue mais jouée, la violence est mimée. Ces représentations n’en sont pas moins troublantes.
Toutefois, dans le cinéma documentaire, le sentiment du réel est si puissant, il se vérifie à chaque instant avec tant d’évidence que cette image d’une vraie vie, d’une situation réelle et vécue par les êtres qui subissent ou mènent une action au lieu de la jouer artificiellement exerce sur le spectateur une sorte de fascination. Elle n’est pas moins forte que celle du film de fiction qui réussit le miracle du vrai.
Ce cinéma est multiple, il peut être le témoin privilégié d’un fait exceptionnel qu’il saisit sur le vif, et qui donne naissance à un document d’une puissance irréfutable, parfois insoutenable; ou bien après avoir étudié la réalité, l’avoir observée, l’avoir comprise, il peut en organiser la « prise de possession » avec le concours et le consentement de ceux qui sont les personnages de cette action réelle, en les maintenant dans la fidélité à leur vérité, en encourageant leur spontanéité, en évitant toute manipulation. C’est ce que Luc de Heusch a appelé la camera participante.
La caméra qui manque de discrétion ou du respect de la personne humaine fausse la vérité: si ces principes sont respectés, il n’y a pas d’objections à la reconstitution minutieuse de scènes, à leur mise en cène
C’était la méthode de Flaherty. Il arrive que la reconstitution, par ses qualités de vérité, constitue une réalité nouvelle, une action que ses protagonistes ressentiront comme vécue et non jouée
Il n’en demeure pas moins que la narration documentaire obéit aux mêmes lois que la narration romanesque. La plupart des procédés du langage cinématographique ont été mis au point par les auteurs des premiers documentaires et, notamment par Dziga Vertov, que ce soient le ralenti, l’accéléré, les surimpressions, les déformations d’images, les effets de rythme, les ellipses, les marches arrière, etc.
Ces procédés ont servi de base aux recherches de l’avant-garde et du film expérimental.
Il est certain que la réalité, vue à travers l’esprit critique de Wiseman nous en apprend davantage sur la société américaine que les films de fiction d’aujourd’hui et que c’est dans ses films que les générations futures puiseront leur vérité.
Mais il serait hasardeux de prédire qu’ils ne regarderont pas les films de fiction d’Altman ou de Coppola pour mieux comprendre les idées, les mentalités et les comportements de nos contemporains.
Ce qui amènerait à dire que les deux genres se complètent, l’un tirant sa force de l’autre. Il existe des poètes, des visionnaires et des prophètes dans deux camps.
Chaque génération a un sentiment du réel qui est particulier, et ce réel sera celui de son cinéma.
Henri STORCK s.d.