Première réalisation de De Keukeleire, alors âgé de 21 ans,
Inspiré par Paul Werrie ce poème cinématographique composé d’une alternance de plans positifs et négatifs, dont le prétexte est l’acharnement de deux boxeurs.
1927. 35 mm., noir et blanc, muet, 7’30 ».
Réalisateur : Charles De Keukeleire
Interprètes : Pierre Bourgeois, Jean Demey, Henri Dupont, André Saint-Germain
Directeur photo : Antoine Castille
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C’est avec « Combat de boxe » que Charles Dekeukeleire fait, à vingt-deux ans, irruption dans le domaine du cinéma, témoignant d’entrée de jeu du souci de s’interroger dans un esprit de recherche sur les possibilités d’un langage encore muet à l’époque, et justifiant par là qu’on suive de près la démarche qu’il y a développée.
Le titre apparaît, démonté en ses éléments qui s’inscrivent par intermittence, avec un effet « publicitaire » de clignotement, en alternance avec I’image d’un poing brandi et en surimpression d’un gros plan sur les gestes mécaniques, anonymes, de l’échange de I’argent et des billets d’entrée : d’emblée il y a mise en situation.
travelling droit parcourt les cordages du ring sur lequel vient s’imprimer le poing qui semble surgir de la caméra. Un très gros plan du poing alterne ensuite, successivement avec I’image de la distribution des tickets et avec celle de la foule qui est découverte en négatif.
Les gants de boxe sont déposés sur le ring, privilégiés dans une fonction de signes que la caméra fixe en gros plans
Saisis en plans rapprochés de profil et de face, les boxeurs sont accompagnés de leur escorte qui leur fraye un passage vers le ring.
Une curieuse surimpression circonscrit sur le visage des protagonistes les agitations de la foule que I’utilisation du négatif et des trucages transforme en un fourmillement d’insectes lumineux qui, débordant les limites de départ, envahissent progressivement la totalité du champ.
Parvenus au lieu de leur explication, les boxeurs apparaissent en maillots respectivement noir et blanc, tandis que les mains de I’arbitre soupèsent consciencieusement lès gants que les combattants passent ensuite aux poings. Après une nouvelle image de la foule vue en négatif, la cinéma, cédant en quelque sorte à la tentation du pari, fixe le boxeur au maillot blanc, assis et confiant’
Coup de gong en gros plan. Les deux hommes se dirigent I’un vers I’autre, se serrent promptement la main, s’étudient quelques instants, mais les attaques fusent sans tarder, la rapidité des échanges allant jusqu’à se signifier par un dédoublement des personnages à I’image; le mouvement s’enferme ensuite dans le cadrage serré d’un série de gros plans de la mêlée.
Séduit par le contraste de la violence et de la souplesse des corps engagés dans la lutte, Dekeukeleire propose alors une longue suite de plans américains ou rapprochés qui s’attachent à l’étude segmentée.et rigoureuse de leur action comparée. Sont ainsi successivement analysées les convulsions de la partie supérieure du corps, la puissance du buste proprement dit, la mobilité plus grande du jeu de jambes et de pieds du futur vainqueur.
Viennent s’insérer dans cette série progressive quelques brefs plans des visages des combattants encadrés par les images en négatif, d’une part de l’arbitre s’épongeant le front et, d’autre part, du public obstinément fixé suivant le même procédé. Tout se passe comme si le réalisateur avait souhaité imposer I’idée d’une réduction de I’environnement des combattants à un élémentaire dénominateur commun une manière d’envers du décor dépossédé de toute dimension de réalité pour les deux lutteurs retranchés dans leur immense effort.
Fin du round. La reprise est le signal de I’intensification du combat et de I’accentuation de la présence « irréelle » des spectateurs. Le travail d’approche et de sape terminé, avant-bras et poings sont catapultés les uns vers les autres en gros plans qui alternent avec l’éclair de brefs plans d’ensemble suggérant, toujours en négatif, un public dont I’excitation croît. La violence « instinctive » » de la lutte, débordant irrésistiblement sa phase <<intellectuelle », trouve ici un écho avec les réactions d’une foule qui se fond dans le creuset d’une même exaltation touchant à la frénésie.
Un nouveau chassé-croisé fait alterner systématique- ment de très gros plans fascinés par le tir tendu des poings, et des plongées qui élèvent le regard au-dessus de la mêlée : jouant sur de vives oppositions de points de vue, le. réalisateur jette le spectateur (du film) au cœur même d’un combat qui se ferme de plus en plus tout en veillant à lui préserver son pouvoir de distanciation.
L’objectif se place alors résolument au niveau même des protagonistes pour les fixer de face, révélant la détermination du regard de l’un et I’anxiété de celui de l’autre. Ebranlé dans sa résistance sous I’avalanche des coups, ce dernier s’accroche mais, impitoyable, la caméra trahit la déroute qui se lit dans ses yeux. A son écroulement dans la position du crucifié succède le compte fatidique de l’arbitre.
Entrecoupée par I’image d’un poing levé, c’est I’explosion finale du public qui est cette fois vu en positif, connotant, au terme du combat, la fin du rêve collectif et d’une forme de magie unificatrice.
Puisant abondamment et avec inventivité dans les ressources du langage cinématographique, Dekeukeleire, s’il a composé à certains égards une oeuvre expérimentale, n’en a pas pour autant fait preuve de formalisme. Que du contraire. C’est qu’ici, si rigoureuse et audacieuse soit-elle au total, en dépit (ou en raison…) de la pauvreté des moyens mis à sa disposition (l), l’imagination langagière, dans la tension structurale du positif et du négatif, ne débouche sur rien de moins, à travers son pouvoir dramatique, que le triomphe de la narration elle- même (2).
(l) Paul Werrie qui fit partie de l’équipe de tournage a relaté (dans le numéro d’avril 1940 de la revue « Reflets ») les conditions étonnantes dans lesquelles « Combat de boxe » fut réalisé : (Un atelier de peintre tenait lieu de studio. Nous étions quelques-uns à tendre deux draps de lit qui allaient servir de canevas au ring (…). Pour tout ring on avait construit une maquette de 50 centimètres carrés. Mais les deux boxeurs étaient de vrais boxeurs. De vrais champions (…). Ils boxaient sur les draps de lit, devant une corde que deux d’entre eux nous tendaient. Puis, par un truc de montage, l’auteur mêla le ring de 50 centimètres à des vues authentiques. On n’y vit que du feu. Quant à la foule au milieu de laquelle les pugilistes se frayaient le passage pour monter sur le ring, elle fut filmée dans une cour d’école [celle de I’lnstitut Saint-Boniface] du haut d’une charrette de laitier. Nous étions bien douze, je crois à figurer cette foule. Douze à la file. Quant I’appareil était passé, on quittait I’arrière de la file et l’on courrait se remettre à l’avant tout en changeant de chapeau et d’attitude, ce qui donnait un mouvement très naturel. (…) ».
(2) Les historiens généraux du cinéma ont retenu « Combat de boxe », certains, comme René Jeanne et Charles Ford, écrivant même (dans le Tome II de leur « Histoire encyclopédique du cinéma », 1952) que, de toutes les tentatives faites avant 1930, « ce qui mérite peut-être le plus de valoir au cinéma belge une place dans I’histoire de I’art cinématographique, c’est I’initiative curieuse et hardie de Charles Dekeukeleire (…). Ce poème cinématographique d’avant-garde fit sensation à l’époque et il demeure parmi les réussites internationales du genre. Dekeukeleire obtenait des effets saisissants grâce à un habile mélange de positifs et de négatifs. Par son originale conception, par sa réalisation impeccable et son désir de s’évader des ornières de la production courante, « Combat de boxe » a atteint la classe universelle et c’est ce petit film d’avant-garde qui reste la manifestation la plus valable de la cinégraphie belge de cette époque.
Jacques Polet « Charles Dekeukeleire: parcours analytique d’une oeuvre »