Interview par Pierre de Maret

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INTERVIEW DE LUC DE HEUSCH PAR PIERRE DE MARET ( Luc de Heusch et ses amis. Cobra en Afrique, Editions de l’Université de Bruxelles (n°3-4/1991  255p., pp.31-59).

 

ET LA SUITE …

 

PIERRE DE MARET Jeune chercheur de l’I.R.S.A.C. 1, tu t’installes pendant deux ans chez les Tetela, au cœur du Congo belge … Curieusement, tu n’as publié que quelques articles sur cette longue recherche.

 

LUC DE HEUSCH En fait, j’aurais voulu poursuivre mon enquête chez les Boyo, comprendre pourquoi ces misérables populations décimées par la variole et la traite des esclavagistes à la fin du XlX » siècle avaient produit jadis une statuaire’ prodigieuse qui, si on m’avait écouté, se trouverait aujourd’hui dans les collections du Musée de Tervuren, et non au Metropolitan Museum et dans les collections privées. Mais Frans Olbrechts, alors responsable des recherches anthropologiques de l’I.R.S.A.C., en avait décidé autrement. Il souhaitait que j’accompagne au Kasaï, chez les Tetela, un linguiste (John Jacobs) chargé d’aider un missionnaire belge à achever un dictionnaire de la langue locale. J’avais pourtant montré mes photographies des statues boyo à Olbrechts, expert de l’art africain … Oublions cela. Sans Olbrechts je ne serais jamais devenu ethnographe.

Je fis consciencieusement mon travail chez les Tetela du Kasaï, mais je m’y ennuyai. Je dressai d’innombrables généalogies pour comprendre le système lignager et je m’aperçus bientôt que la science politique occidentale (de Pla­ ton à Marx, en passant par Machiavel) était tout à fait inopérante ici. Je pris conscience de l’importance de la compétition pour le prestige (dont après tout la science politique devrait aussi tenir compte, car enfin qu’est-ce qui fait courir, pour le meilleur et pire – généralement le pire -, tyrans et leaders démocrates ?). Poursuivant mes recherches plus au nord, je m’enfonçai dans la grande forêt et, dans l’espoir chimérique d’accéder à une connaissance ésotérique, je me fis initier à la société des « maîtres de la forêt ». Mais tous les mystères tournaient court. Les Hamba de la forêt comme leurs cousins Tetela de la savane se situaient non loin du degré zéro dans l’échelle des températures symboliques du continent africain. Mais, à titre de consolation, j’avais découvert qu’une société africaine pouvait être traversée de part en part par l’esprit du potlatch. Les chefs de lignage qui se querellaient à propos de leurs positions généalogiques respectives, ne maintenaient leur maigre autorité que grâce à l’exercice permanent de la générosité. Des monnaies, totalement dépourvues de signification économique, circulaient avec intensité dans le cadre des alliances matrimoniales. Le gendre est le débiteur permanent de son beau-père, de ses beaux-frères. Je me trouvais, de façon inattendue, au cœur de la problématique lévi-straussienne.

J’avais lu superficiellement avant mon départ Les structures élémentaires de la parenté. Dès mon retour à Bruxelles, en 1955, je fis un compte rendu de Tristes Tropiques sous le titre « Les vacances de la science ?». Le maître m’en remercia et je lui rendis visite dans son petit bureau de l’UNESCO. Ce fut le début d’un long dialogue. J’aurais peut-être abandonné l’ethnologie, si, à cet instant critique, déçu par un travail sur le terrain, je n’avais entrevu par Lévi-Strauss la possibilité d’une analyse comparative des sociétés « archaïques ». Au fil du temps, le structuralisme m’apparut comme une méthode particulièrement efficace pour comprendre la parenté, les mythes, les rites, mais je n’ai jamais cherché (pas plus que Lévi-Strauss d’ailleurs) à y voir la clé universelle de l’anthropologie et de la sociologie. Il faudrait tout de même rappeler ici que la lutte des classes, que Marx a placée au cœur de sa propre recherche, n’a rien à voir avec un système sémiologique!

 

 

P. DE M. En rentrant en Belgique en 1955, tu défends une thèse de doctorat à l’U.L.B ….

 

L. DE H. Une thèse en sciences coloniales, car l’ethnologie n’était alors qu’une discipline au service d’une certaine politique …

 

P. DE M …. que tu dénonceras plus tard dans un article mémorable dédié à Patrice Lumumba. Tu es donc chargé de cours (mal payé) et, pour gagner ta vie, tu fais à travers la Belgique une tournée de conférences …

 

L. DE H. J’avais réalisé en Afrique un film (Fête chez les Hamba) avec une petite caméra 16 mm à ressort et je tentai (mais en vain) de convaincre le public belge d’« Exploration du Monde» que les Noirs n’étaient pas des sauvages.

 

P. DE M. Lévi-Strauss ne sera pas le seul anthropologue à exercer une influence sur ton œuvre. On pourrait aussi citer Dumézil, plus lointaine­ ment Frazer? Une trinité?

 

L. DE H. Oui, ce sont mes ancêtres intellectuels… D’abord Frazer. On peut certes reprocher à cet esprit imbu de l’idéologie victorienne bien des

 

Erreurs de jugement, liées à son mépris pour les « superstitions» des sociétés « sauvages ». Je dois tout de même confesser que je pris goût à l’ethnologie en lisant Les origines magiques de’ la royauté. Ses successeurs en Grande-Bretagne, qui ont dévoré à belles dents son cadavre en chantant les louanges de Malinowski, n’ont pas aperçu, que la « royauté divine» dont il fut le premier à proposer un modèle général, méritait d’être réexaminée avec soin.

 

P. DE M. Ce que tu as entrepris dans divers travaux, de 1958 à nos jours …

 

L. DE H. Pour donner de nouveaux développements à la thèse de Frazer selon laquelle, dans maintes sociétés « primitives », le roi divin (je préfère dire « sacré ») exerce une fonction rituelle essentielle (contrôler les forces de la nature). En bref, la chefferie ou la royauté sacrée africaine, en dépit de la variété de ses occurrences historiques, peut être considérée comme une structure symbolique permanente comportant diverses variantes (ou pour employer un terme lévi-straussien, de « transformations »). J’avoue que peu de mes collègues m’ont suivi dans cette voie néo-frazérienne. À l’exception peut-être d’Alfred Adler en France et de Jean-Claude Muller au Canada.

 

P. DE M. Les trois mousquetaires du roi magicien! Vous êtes radicale­ ment hostiles aux thèses fonctionnalistes qui affirment en somme que cette idéologie n’est que l’expression d’une société complexe où diverses factions se disputent le pouvoir…

 

L. DE H. Oui! La mise à mort rituelle du souverain, que Frazer a parfaitement mise en lumière, n’est pas, comme le prétend Evans-Pritchard, la traduction symbolique d’un meurtre shakespearien. Je ne nie évidemment pas l’importance des luttes de factions dans l’histoire de ces sociétés complexes, mais je pense que ces faits empiriques ne rendent pas compte de la totalité du phénomène politique.

 

P. DE M. La thématique de la royauté sacrée est aussi au cœur de tes recherches sur les mythes et rites bantous, qui ont fait l’objet de deux livres complémentaires (Le roi ivre ou l’origine de l’État, 1972 et Rois nés d’un cœur de vache, 1982).

 

L. DE H. En entreprenant cette analyse comparative, mon ambition était de vérifier la validité de la méthode structurale sur un corpus de mythes africains. Les Bantous n’ont guère développé de mythes d’origine et l’on ne trouve chez eux rien d’équivalent aux riches littératures orales des Amérindiens. En revanche, je découvris bientôt que la pensée mythique se loge en Afrique Centrale dans des récits à vocation historique qui apparaissent comme autant de gestes de fondations de l’État. Ils sont articulés par divers codes symboliques. Je me trouvai sur un terrain neuf, dont Lévi-Strauss d’ailleurs avait prévu l’existence lorsqu’il affirmait que les matériaux mythiques étaient susceptibles de « remploi aux fins de légitimation historique » 2.

 

P. DE M. Approfondissant cette recherche à travers la littérature orale du Rwanda, tu vas à la rencontre de Dumézil, au-delà de Lévi-Strauss.

 

L. DE H. Il m’est apparu que les récits légendaires du Rwanda qui s’étaient développés particulièrement autour de la figure de quatre Souverains se rapportaient chacun à une fonction idéologique différente. Je ne retrouvais bien sûr pas le schéma trifonctionnel par lequel Dumézil définit la structure commune du système mythique commun, selon lui, à l’ensemble des sociétés indo-européennes anciennes, mais quelque chose d’analogue.

Les récits historico-mythiques rwandais ne deviennent intelligibles qu’à la condition d’y voir un système diachronique. D’un point de vue comparatif général, j’ai cru pouvoir montrer que les mythes bantous de la royauté sacrée, en Afrique centrale, se construisent sur une opposition majeure entre la fonction magique fondatrice d’un nouvel ordre socio-politique (généralement assurée par un héros culturel chasseur, d’origine étrangère) et la fonction guerrière (assurée par un fils ou un lointain successeur du premier) fondatrice de l’État.

Il ne faut pas confondre l’État (qui apparaît sous ‘des formes historiques diverses en Afrique) et le phénomène de la sacralisation du pouvoir. Celle­ ci se construit sur trois données fondamentales: le futur souverain rompt au moment de son intronisation avec l’ordre familial (souvent par un inceste), il est entouré d’une barrière plus ou moins importante d’interdits. et il est condamné à mourir avant le terme normal de sa vie.  Ces caractéristiques sont plus ou moins prégnantes. Jean-Claude Muller a bien montré qu’elles définissent, au prix de certaines transformations, le pouvoir du chef dans les villages rukuba du Nigeria, en dehors de toute organisation étatique. J’en tire la conclusion que dans de nombreuses sociétés africaines, le pouvoir se laisse déchiffrer d’abord comme réalité rituelle. Il faut donc dissocier radicalement cet ordre symbolique et les formes politiques qui le constituent comme réalité empirique. Il n’en est pas moins évident que l’État n’est possible que là où s’est opérée cette révolution idéologique qui consiste à donner à un homme unique, arraché à l’ordre symbolique familial ou lignager, des pouvoirs exorbitants sur la nature. Je propose de renverser radicalement la perspective fonctionnaliste ou marxiste qui ne voit dans le symbolique (ou l’idéologique) qu’une « superstructure».

 

P. DE M. Mais tu t’es attiré aussi les foudres d’un historien bien connu, Jan Vansina. Tu n’as jamais vraiment répondu aux véhémentes critiques qu’il t’avait adressées dans un long article publié dans History in Africa en 1983.

 

L. DE H. L’entreprise était trop vaste, car au-delà de mes propres travaux, c’est Lévi-Strauss qu’il attaquait de plein front. L’ethno-histoire a bien des mérites et Jan Vansina est assurément l’un des fondateurs de cette nouvelle discipline, dont le développement m’intéresse beaucoup. Mais je crains que le privilège donné à la dimension historique ne pervertisse à la longue, si l’on n’y prend garde, l’approche anthropologique qui se trouve bien obligée de mettre l’histoire entre parenthèses pour analyser les systè­ mes sociaux dans leur dimension synchronique, en pariant que ceux-ci constituaient des ensembles signifiants (certes éphémères). Telle est bien aussi la perspective des linguistes, sur laquelle Lévi-Strauss s’est appuyée.

Mais j’espère mettre un jour les choses au point. .. Vansina fut longtemps un excellent ami (nous étions au Congo belge à la même époque et j’ai passé un mois en sa compagnie chez les Kuba, où je me proposais de faire avec lui un film. Hélas, la pellicule kodachrome que nous attendions est arrivée le jour même de mon départ. Lapsus significatif de la petite histoire … ) en attendant qu’une histoire plus sérieuse ne nous brouille. Vansina a d’abord manifesté une certaine sympathie pour mes travaux, comme en témoigne le compte rendu élogieux qu’il fit du Roi ivre dans Africa en 1973. Mais par la suite, il semble s’être senti sérieusement menacé. C’est que dans Rois nés d’un cœur de vache j’ai eu l’audace de m’aventurer sur les deux terrains où il a mis au point sa méthode, fondée essentiellement sur l’interprétation historique de la tradition orale: le royaume kuba au Zaïre et le Rwanda ancien. J’ouvrais, courtoisement je crois, une discussion avec lui. J’ai réussi à le mettre dans un état de rage incroyable. Il me concède que je traite les matériaux avec une certaine « élégance», tout en précisant (c’est le titre même de l’article auquel tu faisais allusion) que la manière séduisante ne tenait pas lieu de preuve. Il me reproche aussi d’avoir suggéré (avec beaucoup de prudence cependant !) que certains peuples proto-bantous auraient bien pu avoir en commun la conception d’un univers vomi par le python primordial et voué aussitôt à la séparation du Ciel et de la Terre, c’est-à-dire à un schéma cosmogonique dualiste qui éclaire bien des mythes actuels.

 

P. DE M. Ta démarche sur ce point est originale par rapport à celle de Lévi-Strauss et s’apparente davantage à celle de Dumézil, puisque tu dégages une hypothèse historique de l’analyse structurale.

 

L. DE H. C’est ce qui a particulièrement irrité Vansina qui me reproche au début de sa diatribe de piétiner le terrain qui appartient de plein droit aux « historiens ». Mais je ne vois pas que l’histoire africaine puisse divorcer de l’anthropologie, comme c’est trop souvent, hélas, le cas. Je sais bien que Vansina est quant à lui un excellent ethnographe. Ce que je puis lui reprocher à présent qu’il a déterré la hache de guerre, c’est de dénier tout pouvoir explicatif à l’anthropologie elle-même, qui n’est plus que la servante d’une certaine histoire, détentrice de la vérité suprême: une série d’événements, de heurts d’intérêt, de conflits dans un contexte écologique donné et d’interactions entre groupes voisins « expliquerait» en dernière instance un ensemble de situations ou d’états de sociétés toujours éphémères, qui ne méritent jamais d’être décrits en termes de systèmes, et encore moins de structure!

 

P. DE M. Mais l’histoire que Vansina reconstruit en Afrique n’est tout de même pas purement imaginaire. Son dernier livre, The paths in the forest, confronte de manière critique diverses traditions orales aux données linguistiques.

 

L. DE H. Je n’ai jamais nié, quant à moi, l’intérêt de l’ethno-histoire. Mais les postulats sur lesquels Vansina s’appuie ne me paraissent pas toujours très sérieux. Qu’est-ce qui établit avec certitude que la tradition orale véhicule des événements dont il est bon de se souvenir (« good to remember»). Qu’est-ce qui garantit la véracité d’une telle proposition? L’ambition des traditionnalistes kuba ou rwanda est-elle celle de Thucydide, de Tite-Live, d’Hérodote? Il faudrait commencer par s’interroger sur le statut anthropologique de la tradition orale (terme qui recouvre bien des réalités linguistiques et symboliques hétérogènes dans les sociétés sans écriture). Il faudrait que les ethno-historiens définissent avec clarté les critères qui per­mettent de faire le partage à l’intérieur de la tradition orale, entre ce qui relève du mythe, où les choses sont « bonnes à penser» pour reprendre la célèbre formule lévi-straussienne, d’une part, du souci de se remémorer (mais pourquoi, à quelle fin ?) le passé, d’autre part.

Je ne résiste pas au plaisir pervers de citer la critique à laquelle Marcel Detienne – un historien de l’Antiquité qui a appliqué avec succès la méthode structurale à l’analyse des mythes grecs – a soumis les thèses développées par Vansina dans ce manifeste qu’est De la tradition orale (Tervuren, 1961): « … l’histoire ici en cause est celle, laborieuse et têtue, qui veut’ authentifier les faits’ ( … ). L’ethnologue confronte les témoins, il les soupçonne les uns après les autres ~ selon les règles de la bonne critique, il lui appartient de découvrir les raisons qui pourraient inciter chacun à falsifier son témoignage. Sa méfiance est d’autant plus éveillée qu’il est confronté à des civilisations de la bouche et de l’oreille, où tout est mobile, fluant, sans cesse troublé par la rumeur – un type de ‘source’ que les manuels de critique historique distinguent à côté de l’anecdote, du mythe ou du proverbe. Les informateurs de l’ethnographie sont ainsi travestis en témoins plus ou moins suspects au regard d’une histoire qui procède sur le mode de l’enquête policière, s’efforçant de faire avouer à chacun des membres du corps social la réalité secrète que la tradition enveloppe de ses prestiges et recouvre de ses brumes. Il y a là une étrange entreprise qui semble tout entière fondée sur une confusion majeure entre tradition et passé historique, comme si de toujours la tradition humaine faisait de l’histoire sans le savoir» 3.

Comment peut-on tolérer, s’indigne Vansina, qu’un observateur étranger s’arroge le droit d’interpréter des mythes dont la conscience indigène ignorerait le sens? Il faudrait tout de même s’expliquer sur ce paradoxe: l’historien se donne la liberté de confronter diverses traditions, qu’il manipule sans l’adhésion des intéressés, et refuse d’accorder cette même liberté à l’anthropologue (structuraliste) qui considère les diverses variantes du mythe pour juger du sens de l’ensemble. Mais Vansina écarte la question par un coup de force intellectuel en décrétant péremptoirement que la démarche structuraliste (celle de Lévi-Strauss aussi bien que la mienne) se fonde sur une conception métaphysique (donc non historique) de «l’esprit mythique» (« the mythical mind »). Les structuralistes ne tiendraient aucun compte des faits empiriques (du contexte culturel). Jamais ethnologue comparatiste ne fut plus attentif que Lévi-Strauss aux moindres nuances du contexte ethnographique dans l’analyse de la pensée symbolique, qu’il s’agisse des mythes, des rites ou de l’organisation sociale des Amérindiens. Lévi-Strauss m’a dit un jour que s’il ne s’était jamais aventuré sur le terrain des mythes africains, c’est bien à cause de son ignorance du contexte culturel qui seul est susceptible de les éclairer. Voilà qui nuance singulièrement l’affirmation que la terre des mythes est ronde …

 

P. DE M. Tu te démarques tout de même de Lévi-Strauss en insistant sur l’historicité de certains ensembles symboliques en Afrique.

 

L. DE H. Oui, mais je me préoccupe, comme Lévi-Strauss de les relier entre eux, grâce au concept de « système de transformation ». Pour moi ce concept, souvent mal compris (ou négligé comme secondaire dans la pensée de Lévi-Strauss) comporte deux aspects complémentaires. Ou bien il s’agit d’un processus transhistorique (c’est le cas des systèmes de parenté qui me paraissent obéir, comme l’affirme Lévi-Strauss, à un nombre restreint de contraintes universelles régissant l’échange des femmes et imposées par une certaine logique de la praxis). Ou bien il s’agit d’un processus historique. Mais les deux interprétations ne s’excluent pas. Il faudrait reprendre ici, d’un point de vue nouveau, les recherches de l’école historico-culturelle américaine inaugurée par Boas et Kroeber. Je donne un exemple. Les différentes variantes des mariages préférentiels que l’on enregistre dans la partie occidentale de l’aire matrilinéaire du Zaïre relèvent à mes yeux d’une histoire culturelle commune. Mais toutes les solutions adoptées relèvent du modèle général de « l’échange restreint différé». Dans le domaine mythique, où la liberté créatrice est infiniment plus grande que dans le domaine de la parenté, le même traitement s’impose. Il est clair pour moi que les mythes africains relèvent d’un nombre restreint d’ensembles historiques dont l’inventaire me paraît l’une des tâches urgentes de l’ethno-histoire. Hélas, cette discipline ne semble guère s’en préoccuper. Si l’ethno-histoire n’intègre pas dans sa méthode les principes de l’anthropologie structurale, elle continuera à produire ces monographies plus ou moins intéressantes qui se bornent à enregistrer une série d’événements en renonçant à la recherche du sens. Car en effet l’histoire, en tant que telle, n’a pas de sens. Ce fut l’illusion du XIXe siècle, celle de Hegel et de Marx, de croire qu’elle en avait un. Seule l’anthropologie est susceptible de nous réconcilier avec le sens, à condition que l’on veuille bien prendre au sérieux un certain nombre de rythmes lents dans le flux de l’histoire, à condition de considérer que la vieille notion de système (en tant que concept opératoire) demeure l’instrument privilégié de l’anthropologie comme discipline comparative. Voilà mon désaccord fondamental avec Vansina.

 

P. DE M. Laissons à Vansina le soin de répondre. Il me semble qu’un autre aspect de tes travaux présente un aspect plus dumézilien que lévi­ straussien, c’est l’analyse du rituel. Tu n’as pas cessé de rapprocher mythes et rites dans les deux livres consacrés, sous ce titre général, au monde bantou.

 

L. DE H. Sur ce point en effet je m’écarte sans doute parfois de certaines positions théoriques de Lévi-Strauss. Celui-ci a toujours privilégié l’analyse des mythes dans l’univers amérindien et, sans les négliger, il a accordé moins d’attention aux rites. Dans la «Finale» de L’homme nu, Lévi­ Strauss en arrive à conclure que le rite renverse la démarche mythique conçue comme un effort rationnel de compréhension de l’univers; le rite ne serait, à la limite, qu’une espèce d’abâtardissement de la pensée classificatoire, un effort, ultime et désespéré, de retrouver le continu du vécu.

Les faits ethnographiques africains me confrontent à une situation tout à fait différente. Dans le monde bantou en tout cas, c’est-à-dire en Afrique centrale et méridionale, les récits mythiques sont singulièrement pauvres. À la suite de beaucoup d’autres ethnologùes, j’ai donc été obligé d’interroger une profusion de rites, qui cessent d’apparaître absurdes si l’on veut bien tenir compte, d’une part des commentaires exégétiques dont les spécialistes les entourent dans le meilleur des cas et, d’autre part, de l’organisation même des symboles mis en jeu dans le rituel, quand bien même nulle conscience indigène ne formulerait clairement ces «mythologies implicites» pour reprendre à nouveau une formule de Lévi-Strauss qui m’a paru d’une portée considérable. C’est Victor Turner qui a inauguré cette voie, mais non sans tâtonner.

 

P. DE M. C’est dans cet esprit que tu as consacré un livre aux diverses logiques des rites sacrificiels en Afrique …

 

L. DE H. En un certain sens je voulais relever le défi lancé par Lévi­ Strauss qui, dans La pensée sauvage, soutenait l’idée que le sacrifice était un acte absurde, étranger à la pensée classificatoire. J’ai tenté de montrer qu’il y avait un certain nombre de «mythologies» du sacrifice, à vrai dire singulièrement récurrentes.

 

P. DE M. Tu as été souvent considéré comme l’un des meilleurs illustrateurs et défenseurs de la pensée de Lévi-Strauss, en tout cas Sur le continent africain et tu t’es trouvé au centre des polémiques concernant le structuralisme. Avec le recul, peux-tu faire un bilan et situer ce Courant par rapport à l’évolution actuelle de l’anthropologie?

 

L. DE H. Je pense tout d’abord qu’il subsiste un certain nombre de malentendus. Beaucoup d’anthropologues s’imaginent encore que la méthode structuraliste consiste à appliquer des systèmes d’oppositions binaires sans référence au « contexte », alors qu’au contraire c’est l’analyse minutieuse des données culturelles empiriques qui permet seule le bon fonctionnement de la méthode. Le second malentendu réside en ceci: les critiques du structuralisme ont décidé une fois pour toutes que cette méthode tournait délibérément le dos à l’histoire. C’est une évidence que les sociétés humaines sont toutes vouées au changement. Encore faudrait-il prendre la précaution d’observer qu’elles le sont avec plus ou moins d’intensité et que toutes construisent des institutions plus ou moins éphémères (familiales, religieuses, politiques) qui tentent à persévérer dans leur être, sous peine de voir le chaos (c’est-à-dire le non-sens, la mort) s’installer partout.

Une ethno-histoire qui ne prendrait pas en considération les temps d’arrêt, les longues durées pour reprendre l’expression de Braudel, sera singulière­ ment mutilante. Car enfin les historiens de la société occidentale sont bien obligés de se muer en anthropologues pour décrire par exemple certains modèles (certes idéaux et toujours soumis à des variations locales) de la société mérovingienne, carolingienne puis féodale. Ce faisant ils décrivent divers types de systèmes de clientèle dont nous connaissons, mutatis mutandis, des équivalents en Afrique, quand bien même le système féodal européen avec ses caractéristiques propres ne s’y retrouve jamais. C’est grâce à ces rythmes d’évolution plus ou moins lents que l’histoire s’est construite. Du moins jusqu’à nos jours. Mais en dépit du formidable développement contemporain des technologies, la société nord-américaine, celle dans laquelle j’ai vécu près d’un an il y a une dizaine d’années, me paraît toujours proche, en profondeur (je veux dire dans ses valeurs fondamentales) de celle que Tocqueville décrivait au début du siècle dernier. À l’exception bien sûr (et fort heureusement) de la condition des Noirs, qui a néanmoins laissé des cicatrices profondes.

 

P. DE M. Peut-être, mais l’on ne peut ignorer non plus la réalité de l’entropie, ni des crises ou catastrophes de tous ordres, dont la pensée scientifique contemporaine tente de rendre compte dans d’autres domaines.

 

L. DE H. Je ne vois pas en quoi ces préoccupations légitimes invalide­ raient le structuralisme anthropologique. D’un point de vue épistémologique général, les deux démarches me semblent tout simplement complémentaires. Car il n’y a d’histoire (de l’homme ou du monde) ni sans structures, ni sans catastrophes! Je me souviens avoir eu jadis une discussion amicale à ce sujet avec Prigogine qui déclarait devant moi qu’il n’était pas structuraliste. Mais la théorie des structures dissipatives, dont je me garderai bien de contester la validité, invalide-t-elle entièrement la théorie de Newton à une certaine échelle? La science physique a sûrement fort changé de New­ ton à Prigogine et le monde a cessé de nous apparaître réglé une fois pour toutes comme une grande horloge immuable. Mais les sciences humaines (plus récentes) me paraissent avoir suivi le chemin inverse des sciences dures: la perspective historique dominait (de manière arbitraire ou légitime) la philologie, l’anthropologie et la sociologie au XIX » siècle, et ces disciplines basculèrent dans la synchronie au xxe siècle avec l’analyse des systèmes, voire des structures, quelle que soit la diversité des points de vue adoptés par des hommes comme Saussure, Jakobson, Radcliffe-Brown, Meyer Fortes, Lévi-Strauss. Mais le conflit entre une anthropologie « dynamique» et une anthropologie structurale « statique» repose sur un malentendu profond qu’il appartiendra sans doute au XXIe siècle de dissiper.

Naturellement notre monde physique comme les sociétés qui nous permettent d’y vivre (tant bien que mal) est voué irrémédiablement à disparaître avec le soleil, cette étoile éphémère. Tout alors n’aura été qu’illusion, comme les bouddhistes le savent parfaitement bien.

 

P. DE M. Le structuralisme a aussi été vivement contesté en France même par Dan Sperber qui reproche à Lévi-Strauss de convaincre par séduction, sans réellement apporter de démonstrations scientifiques.

 

L. DE H. La critique de Dan Sperber se situe à un tout autre niveau. Il connaît le structuralisme de l’intérieur, il en est proche d’une certaine façon. Il poursuit à sa façon un programme de recherches tracé par Lévi­ Strauss lui-même dans Le totémisme aujourd’hui: fonder l’anthropologie sur les bases d’une psychologie intellectualiste. Ce programme, Sperber le radicalise même en proposant de constituer une anthropologie cognitive, inspirée de Chomsky. Sperber a tort, à mon avis, de s’attaquer à la validité de la théorie de la parenté de Lévi-Strauss, mais il insiste avec raison sur le fait qu’il y a lieu de distinguer entre structures de réseau et structures decode dans l’échange des femmes. Tout en reconnaissant que Lévi-Strauss a posé les fondements de l’analyse symbolique, il entend débarrasser Les Mythologiques de son « fardeau sémiologique», sans contester pour autant l’idée centrale que les mythes obéissent à une logique de transformations. Vansina au contraire laisse entendre qu’il s’agit d’un leurre, que la réalité empirique se borne à un ensemble de locuteurs qui profèrent des discours différents qui ne relèvent pas d’un langage ou d’un système cognitif commun. Lévi-Strauss prend en charge cette multiplicité des discours pour affirmer que la logique d’un mythe est dans l’ensemble de ses variantes. Si l’on renonce à cette conception, il faut alors admettre que les hommes sont plongés dans une espèce de chaos, animés de flux divers.

 

P. DE M. Il Y a peut-être, dans les sciences humaines, une espèce de fétichisme de la preuve, la fascination pour ce qui est quantifiable, mesurable, hiérarchisable …

 

L. DE H. Il est bien vrai que le structuralisme est essentiellement une approche qualitative, à la fois sensible et rationnelle. Mais je ne crois pas à une anthropologie subjective …

 

P. DE M. Tu choisis Lévi-Strauss contre Leiris.

 

L. DE H. J’ai la plus grande admiration pour Leiris qui a tenté de situer son œuvre littéraire au carrefour de l’anthropologie et de l’esthétique, voire de la poésie. Mais je pense que lui seul pouvait tenir ce formidable pari. Et je tiens son petit livre sur les aspects théâtraux de la possession à Gon­ dar pour un chef-d’œuvre ethnographique, une merveilleuse description d’un rite au cœur de la vie quotidienne. Mais l’on peut aussi tenter de faire la théorie des cultes de possession en examinant les diverses formes cons­ tantes que prend cette singulière expérience du vécu, la transe. C’est ce que nous avons proposé Gilbert Rouget et moi-même.

 

P. DE M. Mais tu as toujours été, attiré par la poésie … Et s’il y a un fil conducteur à travers la diversité de tes centres d’intérêt, ne serait-ce pas la passion de comprendre la démarche créatrice, qu’elle soit celle des artistes ou celle des membres des sociétés exotiques. Ce qui rejoint jusqu’à un certain point ta propre créativité.

 

L. DE H. La critique qui vise le sens des créations artistiques individuel­ les, comme l’interprétation des œuvres produites par l’imaginaire collectif, ne participent-elles pas de la même tension d’esprit – et de la même rigueur intellectuelle? Au fondement de la recherche véritable dans les sciences humaines (et sans doute aussi des sciences exactes) l’on trouve la même démarche ludique, une pensée qui se cherche et s’amuse de ses découvertes. Méfions-nous des chercheurs moroses!

 

P. DE M. Mais Lévi-Strauss prend les sciences naturelles pour modèle.

 

L. DE H. Un modèle fort lointain et non contradictoire. Car enfin la nature est d’une imagination débordante et elle n’a pas fini de se jouer de nos efforts pour en comprendre les structures. Je signale à ce propos que c’est à un naturaliste, d’Arcy Wentworth Thompson, que Lévi-Strauss a emprunté le concept de système de transformation.

 

P. DE M. Envisageons d’autres critiques faites au structuralisme. En Angleterre, Needham et Leach se sont d’abord déclarés solidaires de la démarche de Lévi-Strauss pour s’en détourner ensuite.

 

L. DE H. Les relations intellectuelles entre l’Angleterre et la France sont loin d’être faciles! Je voudrais d’abord attirer l’attention sur les travaux de deux très grands chercheurs de terrain britanniques, Victor Turner et Mary Douglas. Tout en demeurant fidèles à la tradition fonctionnaliste, ils rompent d’une certaine façon avec elle. En effet, ils ont l’un et l’autre attiré l’attention sur la dimension symbolique des rituels ou des interdits, dans deux sociétés bantoues d’Afrique centrale et leurs travaux m’ont considérablement aidé. J’ai le privilège de connaître Mary Douglas depuis fort long­ temps. J’étais jeune chercheur lorsque je fis sa connaissance au Congo belge, alors qu’elle venait d’achever ses recherches sur les LeIe du Kasaï. À plusieurs reprises il m’est arrivé de commenter ses travaux, de proposer de nouvelles perspectives pour leur interprétation et, en dépit de nos différences, nous sommes de grands amis. C’est elle qui m’a fait inviter en 1972 par la British Academy pour donner une série de conférences en Grande­ Bretagne. J’ai donc tenté de m’expliquer alors, face à des collègues courtois, méfiants et exigeants, notamment dans une conférence intitulée What shall we do with the drunken king? Je l’ai présentée à Cambridge devant Leach qui, ce jour-là, était d’humeur structuraliste. Nous nous sommes donc parfaitement entendus. Mais il. n’a jamais répondu aux critiques que j’avais formulées dans Pourquoi l’épouser? à son interprétation empiriste limitative du système d’alliances matrimoniales des Katchin de Birmanie, réduit à une stratégie politique. Leach est persuadé, comme toute l’anthropologie sociale britannique, qu’il n’existe pas de modèles généraux du mariage, bref que toute l’entreprise de Lévi-Strauss dans ce domaine est une « splendid failure » pour reprendre l’expression de Leach lui-même. J’ai essayé de lui répondre, mais apparemment je n’ai pas été entendu Outre­ Manche.

La version anglaise de Pourquoi l’épouser? (Why marry her ?), qui propose ‘de nouveaux modèles d’alliances matrimoniales non décrits par Lévi-Strauss, n’a recueilli aucun écho. Wait and see. J’ai racheté les exemplaires invendus de mon livre à Cambridge University Press et je les tiens à la disposition des étudiants Erasmus qui franchiraient la Manche pour reprendre un dialogue difficile.

Quant à Needham, c’est une autre affaire! Il fut le traducteur consciencieux du grand ouvrage de Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté. Mais Lévi-Strauss s’est avisé que sur deux points essentiels, sa théorie avait été mal comprise. Il conteste que son livre soit limité, comme le suggère imprudemment Needham, aux systèmes prescriptifs (qui imposent avec rigueur un mariage avec telle ou telle cousine) à l’exclusion des systèmes préférentiels (qui se contentent de recommander ce genre d’union). En outre Lévi-Strauss reproche à juste titre à Needham d’avoir assimilé l’opposition entre « structures élémentaires» et « structures complexes» et celle entre « mariage prescriptif» et « mariage préférentiel ». Je pense que Needham souffre depuis lors d’une profonde blessure narcissique au point de récuser toute interprétation structuraliste de la parenté. Ne vient-il pas d’objecter à Françoise Héritier qui a magistralement analysé la structure des systèmes de parenté dits omaha (qu’elle qualifie de semi-complexes) d’être victime d’un leurre puisqu’il n’existerait (au nom de l’hyper­ empirisme dont il s’est fait soudainement le champion) de système omaha que chez les seuls Indiens Omaha!

Mais le fossé entre la Grande-Bretagne et la France est plus profond. Il s’explique par une très vieille divergence des traditions philosophiques, en dépit du fait que l’anthropologie sociale britannique continue à se réclamer (plus ou moins) de Durkheim dont Lévi-Strauss lui-même se déclare le « disciple inconstant». La tradition empirique anglo-saxonne en anthropologie semble se fonder plus ou moins obscurément sur la conviction qu’il existe une « réalité» sociale compacte, évidente …

 

P. DE M. Une infrastructure de base …

 

L. DE H .… sur laquelle viennent se greffer ensuite (mais que signifie cette hiérarchie?) une idéologie, un système symbolique qui, au départ, ne font pas partie du matériau fondamental.

 

P. DE M. Le fonctionnalisme à cet égard serait somme toute assez proche du marxisme. Mais, au fait, dans les années suivantes, tu as été de ceux – peu nombreux – qui ont tenté un rapprochement entre structuralisme et marxisme!

 

L. DE H. C’est vrai. Lévi-Strauss lui-même n’avait d’ailleurs pas rejeté la problématique marxiste puisqu’il opposait, dans un texte célèbre (La leçon inaugurale au Collège de France) deux types de sociétés: les premières, passibles de l’analyse structurale, seraient les sociétés froides (ou relativement stationnaires); les secondes, en revanche, qu’il appelle « chaudes» ou cumulatives seraient agitées par une énergie historique inconnue des premières, s’exprimant principalement par le heurt des classes sociales. Position somme toute rigoureusement conforme à la sociologie du jeune Marx. Mais position tout de même trop radicale, parce que nous savons aujourd’hui que la plupart des sociétés africaines sont plus ou moins « tièdes »,

 

P. DE M. As-tu complètement abandonné l’approche marxiste?

 

L. DE H. Je m’en suis en tout cas fort éloigné, tout en reconnaissant l’importance de l’apport sociologique de Marx (oublions son utopie historique). La distorsion des relations d’échange au sein d’un système de parenté et d’alliance où l’on échange des femmes, valeurs essentielles des sociétés archaïques, relève du jeu et de la compétition, mais non d’une forme quelconque de la lutte des classes.

 

P. DE M. Dans l’école anglo-saxonne, Adam Kuper qui appartient à une génération plus jeune que celle de Leach et Needham a beaucoup insisté sur ces tensions politiques au sein des systèmes de parenté.

 

L. DE H. Il y a fort longtemps que nous polémiquons amicalement, Adam Kuper et moi. L’originalité de sa démarche consiste à briser les limites traditionnelles du fonctionnalisme pour constituer, en Afrique du Sud, un vaste ensemble régional qu’il soumet à une analyse de type structural. Mais sa méthode s’inspire ouvertement de Leach et non de Lévi­ Strauss. Quoi qu’il en soit, les analyses structurales à l’échelle régionale (quel que soit le point de vue adopté) me paraissent actuellement la meilleure voie …

 

Peut-être permettraient-elles aux anthropologues et aux ethno-historiens de se réconcilier en dotant d’une dimension diachronique la notion clé de « systèmes de transformation ».

 

P. DE M. Au Canada, Jean-Claude Muller adopte la même démarche à propos d’un certain nombre de sociétés du Nigeria.

 

 

L. DE H. Oui, mais Jean-Claude Muller est beaucoup plus proche de Lévi-Strauss lorsqu’il situe par exemple dans un même champ d’analyse les idéologies politiques de sociétés aussi différentes que les Rubuka, où chaque village constitue une unité indépendante, et les Jukun, organisés en royaume. Muller pense comme moi que le politique peut être intégré à l’analyse structurale. Aux États-Unis, les travaux de Marshal Sahlins relatifs aux sociétés polynésiennes relèvent de la même tendance.

 

P. DE M. Il y a un autre maître que nous n’avons pas encore évoqué, c’est Marcel Griaule dont tu as suivi l’enseignement à la Sorbonne en 1951- 52. Tu choisis d’aller à Paris, alors que tes collègues (Maquet, Biebuyck, Vansina) avaient choisi Londres. Pourquoi?

 

L. DE H. Parce que Paris m’a toujours séduit. .. et parce que je parlais trop mal l’anglais! J’ai découvert beaucoup plus tard, grâce à Mary Dou­ glas, l’exquise courtoisie anglaise et les charmes de Londres. Mais face à l’agréable conformisme de cette ville, Paris représentait pour moi toutes les audaces de l’esprit: le surréalisme, Pierre Mabille que je me réjouissais de pouvoir fréquenter plus assidûment.

 

P. DE M. L’œuvre de Marcel Griaule vient d’être l’objet d’une attaque vive dans Current Anthropology de la part d’un anthropologue hollandais, Walter van Beek.

 

L. DE H. J’y ai répondu, car elle me paraît profondément injuste. Quelles que soient les critiques que l’on peut adresser à la méthodologie de Griaule, il fut tout de même le premier à nous faire découvrir l’imaginaire africain!

 

P. DE M. Tu lui as consacré un film …

 

L. DE H. Je lui ai plus précisément dédié le film intitulé Sur les traces du Renard pâle que j’ai tourné en pays dogon en 1983 avec la participation de Germaine Dieterlen et Jean Rouch. Mon propos était d’évoquer la naissance de l’ethnographie française dans ce lieu fabuleux qu’est la falaise de Bandiagara, au Mali. Il est clair pour moi que la société dogon – et sans doute quelques autres dans l’ancien empire du Mandé – ont produit des intellectuels capables de construire une vision du monde cohérente, quand bien même celle-ci ne ferait pas partie de ce que Sperber appelle « le savoir partagé ». J’ai déjà dit qu’à cet égard mon propre terrain fut une profonde déception. Mes recherches ne procèdent donc nullement d’une espèce d’amalgame du Dieu d’eau de Griaule et des Mythologiques de Lévi­ Strauss … Griaule n’était d’ailleurs nullement un comparatiste.

 

P. DE M. Germaine Dieterlen, que tu viens d’évoquer, est l’une de tes grandes amies.

 

L. DE H. Cette doyenne de l’ethnographie française (avec Denise Paulme à qui l’on doit un livre remarquable sur l’organisation sociale des mêmes Dogon) m’inspire le plus grand respect. Elle a consacré toute sa vie à un peuple africain, qui a d’ores et déjà décidé de lui faire des funérailles symboliques après sa mort, comme ce fut le cas pour Griaule. Lors de sa retraite (officielle, car ce mot s’applique’ fort mal à son activité débordante), elle me demanda de reprendre à Paris la direction du groupe d’études intitulé « Systèmes de pensée en Afrique noire» qu’elle avait constitué au C.N.R.S. Je venais d’être invité pour la seconde fois (c’était en 1972) à donner un cours sur les religions bantoues à la ve section de l’École Pra­ tique des Hautes Études. Nous décidâmes de créer au C.N.R.S. un Laboratoire (associé à l’École Pratique) que je dirigeai jusqu’à mon départ aux États-Unis en 1979. Il est toujours florissant, sous la direction de Michel Cartry d’abord, d’Alfred Adler ensuite.

 

P. DE M. C’est là que tu dirigeas pendant plusieurs années une très longue enquête sur le sacrifice dont les résultats furent consignés dans cinq numéros des Cahiers publiés par le Laboratoire et dans ton propre livre Le sacrifice en Afrique noire (1986) …

 

L. DE H. Par la suite Michel Cartry publia encore un ouvrage collectif intitulé Sous le masque de l’animal. Au terme de cette passionnante expérience, j’ai compris qu’aucune analyse comparative sérieuse ne pouvait être menée à bien au cours d’un bref colloque, quelle que soit la qualité de ses participants. Les bonnes hypothèses ne surgissent qu’au terme d’un long cheminement zig-zaguant et à condition que l’on soit véritablement à l’écoute de tous les autres, ce qui est très rare dans notre discipline où chacun se veut le porte-parole de « sa» tribu. Une sorte d’ethno-centrisme au second degré. De ce point de vue, je tiens à dire que Meyer Fortes, qui était un grand ami de Germaine Dieterlen, était d’une compréhension et d’une agilité d’esprit tout à fait extraordinaire. Il fut le premier à amorcer le dia­ logue difficile entre la vieille et respectable anthropologie britannique et l’ethnologie française naissante. Celle-ci ne s’est véritablement développée qu’après la seconde guerre mondiale avec les travaux de pionnier de Griaule. Les recherches évoluent alors en France sur trois plans différents, au sein d’une société (scientifique) quasi totémique aux composantes haute­ ment conflictuelles: un certain nombre de chercheurs, orientés vers la dimension symbolique des phénomènes socio-culturels en Afrique, ne désavouèrent pas Griaule (sans pour autant composer une « école griaulienne »), tandis que Georges Balandier – qui fut un très grand enseignant _ voulait abolir la frontière entre ethnologie et sociologie et se rapprochait de l’anthropologue anglais Max Gluckman. En dehors de ces tendances, loin des rivalités de personnes, à très haute altitude, le regard d’aigle de Lévi-Strauss embrassait l’ensemble des sociétés humaines, bouleversant l’anthropologie mondiale.

 

P. DE M. Poursuivons sur la voie du sacrifice. Un personnage t’a fort irrité: René Girard.

 

L. DE H. L’incroyable succès de Girard à Paris demeure pour moi incompréhensible. Voici un homme qui n’a aucune formation anthropologique et qui reproche aux anthropologues, quelle que soit leur orientation, de n’avoir jamais rien compris aux mythes et aux rites. Mais Girard nous livre une clé universelle: c’est bien simple, toutes les religions du monde n’ont jamais eu qu’un seul objectif: purger la société de la violence native qui l’habite, l’expulser symboliquement de son sein par le sacrifice d’une victime émissaire. Je me suis expliqué là-dessus dans un article publié dans Le Monde et intitulé « L’Évangile selon Saint-Girard». Je demandais, pour finir, ce que Michel Serres, qui s’est déclaré solidaire de Girard, venait faire dans cette galère. La rédaction du Monde, qui n’a nullement censuré mon article, violemment critique, m’a tout de même demandé avec beaucoup d’insistance de supprimer cette dernière phrase, car Michel Serres, consulté, se réservait de répondre plus tard …

Girard apporte à une certaine intelligentsia française désemparée une nouvelle interprétation religieuse de la societé, et tout le monde est rassuré par cette espèce de néo-christianisme. Remarque qu’en attaquant ce monstre sacré je donnais à Girard l’occasion de vérifier sa thèse, de se poser en victime émissaire d’une université qui, à vrai dire, ne veut pas de lui. En Amérique, c’est tout autre chose … On peut vendre là-bas beaucoup de savon­ nettes … surtout si elles ont un certain parfum parisien.

 

P. DE M. Ta carrière universitaire comporte de nombreux séjours à l’étranger. À deux reprises tu donnes un cours sur les religions bantoues à Paris à la ve Section de l’École pratique des hautes Études (de 1966 à 1968 et de 1972 à 1975). En 1980 tu prends une année sabbatique aux États-Unis.

 

L. DE H. C’était pour y achever deux livres en gestation depuis long­ temps: Rois nés d’un cœur de vache et Le sacrifice dans les religions africaines. J’ai bénéficié d’une bourse du EN.R.S. qui m’a permis de vivre une année sans souci. Les conditions de travail offertes aux États-Unis aux chercheurs étrangers invités (j’étais Fellow du Center for Advanced Studies in the Behavioral Sciences de Palo Alto) sont formidables.

 

P. DE M. Et par la suite, tu réponds à une invitation en Australie.

 

H. DE L. J’ai accepté l’invitation de mon ami Bruce Kapferer, que j’avais rencontré à Palo Alto, pour avoir l’occasion de soumettre mes idées sur le sacrifice au feu de la critique. Il faudrait instaurer une dialectique permanente entre recherche et enseignement. C’est l’honneur de la France d’avoir instauré, en marge des universités, une École Pratique des Hautes Études, où des enseignants sont tenus de venir exposer chaque semaine durant deux heures le résultat de leurs recherches. Tâche ardue, mais combien stimulante!

 

P. DE M. Sautons (mais peut-être pas) du coq à l’âne. Pourquoi, brusque­ ment, ce saut du Zaïre vers Haïti à partir de 1970?

 

L. DE H. Il Y a d’abord le fait décisif que j’ai épousé une Haïtienne, Lilas Desquiron, qui fut mon étudiante. C’est elle qui m’entraînera dans le sillage de ses propres enquêtes … Alfred Métraux, dans un ouvrage classique 4, avait établi avec autorité l’origine dahoméenne de ce culte de possession introduit dans l’île de Saint-Domingue par la sinistre traite des esclaves. Je m’étonnerai toujours de l’extraordinaire force de survie des dieux africains, qui assistèrent dans le malheur ces hommes enchaînés à fond de cale d’abord, puis soumis au régime esclavagiste abominable des plantations de canne à sucre. Je ne tardai pas à découvrir que l’ensemble des pratiques du rituel dit petro provenaient des Kongo du Zaïre (et non du Dahomey comme l’ensemble complémentaire des croyances et pratiques liées au rituel rada). Dans la plupart des sanctuaires, les mêmes prêtres ou prêtresses effectuent (mais en des moments et des lieux différents) les rites relevant de ces deux ensembles distincts. J’en arrivai à proposer une théorie structura­ liste du syncrétisme. Un syncrétisme élaboré à partir de données africaines différentes. Le christianisme (imposé par les maîtres des esclaves) opère à la surface. Il est le masque du vaudou face aux anciens maîtres. Dans les cérémonies, les prières (chrétiennes) ouvrent le chemin à l’incarnation des dieux païens. Mais la transe, qui est le rite central, est incompatible avec le christianisme.

 

P. DE M. Quel est l’avenir de l’anthropologie en Belgique?

 

L. DE H. Nous avons, à l’ULB comme à la KUL, de jeunes chercheurs brillants. Mais je suis extrêmement pessimiste sur l’avenir culturel de notre pays. Parce que la culture n’a jamais été chez nous une priorité gouverne­ mentale comme c’est le cas en France. L’histoire malheureuse de nos relations avec l’Afrique n’a guère contribué à améliorer le destin d’une anthropologie, traditionnellement tournée vers notre ancienne colonie.

 

P. DE M. Le Musée Royal de l’Afrique Centrale dont tu es le président du conseil scientifique, ne pourrait-il jouer un rôle pilote nouveau?

 

L. DE H. J’en suis absolument convaincu, d’autant plus que nous entretenons d’excellentes relations. avec les nouveaux dirigeants de l’Institut National des Musées Zaïrois qui ont défendu leur thèse de doctorat à Bruxelles ou à Louvain. Mais ce qu’il faudrait, c’est une ambitieuse politique nationale, à laquelle collaboreraient nos deux communautés nationles.

 

P. DE M. Quel programme d’avenir faut-il assigner à l’anthropologie?

L. DE H. Il faut distinguer deux niveaux. D’abord, modestement, il faudrait s’interroger sur ce qu’un petit pays comme le nôtre peut faire. Notre passé, la richesse de nos collections et de notre documentation africaniste, la diversité des disciplines enseignées en Belgique (l’ethnologie, la linguistique, l’archéologie, l’art, l’histoire) m’incitent d’abord tout naturellement à conclure que nous sommes en mesure d’offrir aux étudiants et aux chercheurs un ensemble unique de données « africanistes ». D’un point de vue plus général, quel est l’avenir de l’anthropologie? Assurément cette discipline, qui a acquis au fil du temps une importance aussi grande que l’histoire (dont elle est, à mes yeux, le complément indispensable), cherche de nouvelles voies. Elle cesse de se cantonner dans les domaines « exotiques » pour s’ouvrir à l’ensemble des cultures « traditionnelles » qui résistent, d’une manière ou de l’autre, aux modèles universels imposés par la société industrielle capitaliste dominante. À cet égard, je me réjouis de voir naître une ethnologie européenne qui, échappant aux soucis historiques limités du folklore, rejoint les préoccupations de l’anthropologie sociale et culturelle au sens large. Il y a derrière ce genre de recherches un formidable enjeu politique. L’Europe que nous nous efforçons de construire par-delà les misérables affrontements des nations qui ont caractérisé un millénaire d’histoire sera-t-elle un univers culturel homogène (à l’image des États­ Unis) ou, au contraire, se présentera-t-elle au Cours du troisième millénaire comme une confédération de cultures différentes mais participant toutes d’un héritage culturel commun? Ce que j’aime en Europe, la raison pour laquelle je me sens profondément européen, c’est que je me sens chez moi aussi bien à Florence, à Londres, à Paris, Bruxelles ou Amsterdam à cause, précisément, de ce merveilleux mélange de similitudes et de différences qui constitue l’identité européenne. Mais ce que je crains par-dessus tout, c’est que la renaissance politique des régionalismes ne prenne une allure réactionnaire et ne nous plonge dans un nouvel obscurantisme encouragé par diverses carrières politiques (de gauche et de droite).

L’anthropologie est par excellence le lieu de l’intercompréhension des cul­tures, elle ne peut sous peine de déshonneur devenir un champ de bataille. C’est là sa véritable vocation politique.

 

P. DE M. Mais ne peut-on reprocher à l’anthropologie d’adopter une attitude esthétique alors que tant de drames frappent les sociétés humaines?

L. DE H. Tous les anthropologues se sont naturellement posé, tôt ou tard, cette question terrible. Ma réponse est très nette, dépourvue de culpabilité. L’anthropologie est un jeu de l’esprit , qui, si les pouvoirs politiques la sollicitent (ce qui n’est jamais le cas) pourrait peut-être collaborer à une meilleure intercompréhension des sociétés humaines. Mais ce sont les politiques, non les anthropologues qu’il faut accuser de ne pas l’avoir compris.

 

P. DE M. Tu t’es tout de même engagé politiquement au moins une fois en défendant la mémoire de Patrice Lumumba …

 

L. DE H. C’était la fin de l’aventure coloniale dont j’avais été l’un des derniers témoins. J’avais été écœuré par l’incompréhension profonde des cultures africaines dont témoignaient les colonisateurs blancs qui, dans l’ensemble, étaient plutôt de braves gens, disons une médiocre petite bourgeoisie totalement incapable de comprendre les enjeux de leur propre situation. Curieusement, les grands capitalistes étaient plutôt négrophiles. Je me souviens d’un haut responsable d’un complexe industriel congolais, professeur de droit à l’ULB, qui nous disait: « il faut être bon avec les indigènes ». On croit rêver. Et pourtant cet homme était sincère. Je dois ajouter que, après l’assassinat de Lumumba au Katanga perpétré par des politiciens africains que les milieux d’affaires belges avaient contribué a mettre en place, Egisthe Devroye, secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences Coloniales et membre du Conseil d’administration de l’ULB, me demanda, après que j’eus publié dans la revue Synthèses mon « Plaidoyer à la mémoire de Patrice Lumumba», de rédiger la biographie de Patrice Lumumba pour… La Biographie coloniale belge. Je parvins rapidement, à ce propos, à un accord avec mon excellent collègue Jean Stengers.

 

P. DE M. Au début de cette recherche multiforme, tu te réclamais de la psychanalyse, dont tu sembles t’être détourné comme du marxisme.

 

L. DE H. C’est bien vrai. Mon premier livre (issu de ma thèse de doctorat) sur l’inceste royal en Afrique puisait son inspiration dans Freud. Aujourd’hui je ne comprends rien à Lacan. Et Freud – dont la pensée est toujours limpide – ne me semble pas toujours aussi convaincant qu’il y a trente ans. Les psychanalystes le plus souvent s’approprient un système de pensée arbitraire qui tourne à vide. J’ignore quelle est son efficacité thérapeutique. Mais, de toute façon, les religions archaïques nous enseignent qu’il n’est pas nécessaire de détenir un savoir scientifique pour intervenir efficacement dans la guérison d’un certain nombre de troubles mentaux.

 

P. DE M. Un psychanalyste (Félix Gattari) a collaboré avec un philosophe (Gilles Deleuze) pour brosser dans L’anti-Œdipe (1972) un tableau de l’évolution des sociétés humaines, où ton livre sur l’inceste royal se trouve notamment utilisé à l’appui de la définition de la machine despotique qui imposerait une « déterritorialisation» à la société archaïque fondée sur la parenté. Que penses-tu de cela?

 

L. DE H. Il Y a quelque chose de vrai dans cette allégation. L’inceste rituel imposé aux rois sacrés (ou toute autre forme de démesure symbolique) est en effet le signe que la société fondée sur l’ordre familial ou lignager est en train de basculer dans un autre ordre qui permettra – dans certaines Occurrences – la naissance de l’État.

Je ne sais si, comme l’affirment Deleuze et Gattari, le délire est l’investisse­ ment inconscient d’un champ social historique mais, assurément, les constructions idéologiques du pouvoir et singulièrement du pouvoir d’État, me paraissent délirantes.

 

P. DE M. Le monde tsigane, que tu décris dans un petit livre, au terme d’une « expédition de reconnaissance », semble vivre un rêve éveillé. Pourquoi cette brusque irruption d’un africaniste chez ceux que tu appelles « les derniers nomades d’Occident}) ?

 

L. DE H. C’est une histoire compliquée. Le cinéaste Henri Storck qui venait d’assurer avec beaucoup de succès la production de cette merveilleuse fresque africaine intitulée Les seigneurs de la forêt, rêvait en 1960 de recommencer l’aventure. Il rencontra à New York un homme aussi déconcertant que fascinant: Jan Yoors. Cet artiste d’origine belge avait été élevé à Anvers par son père dans un véritable culte des Gitans. Et un jour il s’est passé dans sa vie quelque chose de tout à fait étonnant. Ébloui par des enfants de son âge qui l’entraînent dans leur roulotte et le cachent sous des édredons, le petit Jan se retrouve le lendemain très loin de son foyer, quel­ que part en Allemagne. Le chef de la caravane, Pulika, décide de garder avec lui ce jeune « gajo » encombrant. Et pendant plusieurs mois, l’enfant vit à la dure avec sa famille adoptive, dont il ne tarde pas à parler la langue. Sa vie, désormais, alternera entre des séjours à Anvers chez ses parents naturels et chez Pulika, qui le reprend chaque fois qu’il revient « chasser}) dans la région. Au terme de cette longue errance après la guerre, Jan Yoors se fixe à New York, sans jamais perdre le contact avec les Tsiganes qui traversent l’Atlantique. Mais il rêve de retourner en Europe pour retrouver Pulika et sa famille tsigane dont il est sans nouvelle depuis fort longtemps. Alors Storck réussit à persuader un producteur français, André Tadié, de financer notre expédition de reconnaissance à travers l’Europe, dans l’espoir d’en tirer ultérieurement des émissions de télévision ou un film. Et me voilà embarqué dans l’aventure comme ethnographe-cinéaste. J’entreprends donc en compagnie d’Henri Storck et de Jan Yoors une merveilleuse odyssée de Paris à Istambul à la recherche des derniers nomades d’Occident. J’ai raconté nos aventures dans un livre À la découverte des Tsiganes (1962). Je me sentais comme Tintin dans un monde cocasse, un monde de dupes où l’on ne savait plus qui trompait l’autre. – Malheureusement le film ne fut jamais réalisé.

 

P. DE M. L’aventure tsigane, c’est donc une parenthèse dans ta carrière d’africaniste. Mais tu ne sembles guère tenté de revenir sur le terrain.

 

L. DE H. Le terrain ne m’attirait plus guère. J’étais beaucoup plus intéressé par la confrontation des données ethnographique qui s’accumulaient dans les bibliothèques. Je redevenais donc; comme Mauss et Frazer, un anthropologue en chambre. Outre mes missions en Haïti, je suis cependant retourné à deux reprises au Zaïre en 1974 et 1975. La dernière fois c’était pour retrouver mes amis Hamba et Tetela, qui me firent un sombre tableau d’un quart de siècle de décolonisation, de guérillas et de contre-guérillas.

 

P. DE M. On peut se demander pourquoi le cinéaste Luc de Heusch n’a pas mis davantage sa caméra au service de l’anthropologie.

 

L. DE H. J’ai d’abord pensé que, à l’instar de Jean Rouch mon aîné, je serais un ethnologue-cinéaste. Et puis nos chemins ont divergé, bien que nos liens d’amitié soient profonds. Nous nous sommes connus à Paris en 1955, à mon retour d’Afrique à l’occasion d’une mémorable rencontre au Musée de l’Homme, où nous étions une poignée d’ethnographes à montrer nos images balbutiantes et muettes, tournées avec des caméras amateur, sans son synchrone. Je participai avec Rouch à la fondation d’un comité international du film ethnographique et nous organisâmes, avec l’aide de Enrico Fulchignoni (de l’UNESCO) des festivals du film ethnographique à Prague, Venise, Florence, etc. Mais la passion du cinéma ne coïncidait que partiellement en moi avec celle de l’ethnologie. J’ai certes écrit le premier essai historique et méthodologique sur la question en 1962, à la demande de l’UNESCO. Et j’ai réalisé au moins deux documentaires « ethnologiques» en Belgique avec Cestes du repas (1958) et Les amis du plaisir (1961), après avoir tourné deux films en Afrique. En fait, ma façon de faire était tout à fait différente de celle de Rouch, puisque tous mes films (y compris ceux réalisés en Afrique) étaient soigneusement mis en scène. À cet égard mes maîtres étaient Flaherty et Henri Storck.

 

P. DE M. Il y a eu aussi ces nombreux films sur les artistes, dont beau­ coup étaient des amis …

 

P. DE H. J’aime l’art du portrait parce qu’il réunit toutes les difficultés de l’anthropologie et du cinéma: comment décrire un homme particulier, mû par des fantasmes particuliers, au sein d’un microcosme. Tourner autour de cette difficulté avec une apparente désinvolture, avec le moins de mots possibles et – si possible – des images fortes. Ce qui m’intéresse dans l’art, c’est son secret absolu.

 

P. DE M. Si l’on fait le bilan, quels sont tes satisfactions et tes regrets sur le plan intellectuel?

 

L. DE H. J’ai le sentiment agréable d’avoir pu toujours dire ce que je voulais dire. Ce qui a guidé inconsciemment ma vie, c’est une intense curiosité. Le désir de comprendre la société ne me paraît pas en contradiction avec la fascination pour l’art, qui en est l’un des produits les plus mystérieux.

P. DE M. Ta vie semble rythmée par une série de pulsations: les livres, les films, les femmes, les amis. Quel rapport y a-t-il entre ces divers rythmes?

 

L. DE H. Un nouvel amour souvent correspond à une époque d’intense création. Et puis surgit un temps d’intense désespoir.

 

P. DE M. Est-ce l’irruption du hasard dans l’intuition qui, finalement, te gouverne?

 

L. DE H. Je crois à la théorie surréaliste du hasard objectif. C’est-à-dire qu’une nécessité intérieure ne peut s’exprimer qu’à la faveur de circonstances exceptionnelles que le monde extérieur vous offre ou vous refuse. Sans raison. La création, c’est toujours une rencontre. Rencontre d’une femme, d’un fantasme, d’une réalité. L’imagination créatrice n’est autre chose que la cristallisation dans l’inconscient des données sensibles. Il m’arrive parfois au réveil de découvrir la solution d’un problème. Mais cet extraordinaire pouvoir structurant de l’inconscient, il est impossible de l’évoquer à l’université dans un cours de critique historique! Je ne nie nullement l’importance de cette discipline que je m’évertue – généralement en vain – à enseigner à mes étudiants. Mais la critique n’est que le moment négatif d’un processus créateur infiniment plus rare, pour parler comme Hegel.

 

P. DE M. Finalement, tu t’es intéressé à une foule de choses bizarres: l’inceste, la sorcellerie, la transe, la peinture.

 

L. DE H. J’ai toujours été attiré par les marges du système social ou le non-dit. Qui dit bien des choses.

 

P. DE M. Une conclusion?

 

L. DE H. Le monde contemporain m’étonne et m’épouvante. Je pense qu’il faudrait repenser l’anthropologie politique à partir de Machiavel. Le Prince est un monstre froid né de très vieilles relations incestueuses sur le terrain maudit de la sorcellerie maléfique. Les magiciens bénéfiques sont de plus en plus rares. Et entre les deux domaines, la frontière est floue.

 

1 Institut pour la Recherche Scientifique en Afrique Centrale.

2 Anthropologie structurale deux, p. 315.

3 Marcel Detienne. L’invention de la mythologie, Paris, 1981, pp. 74-75. 4 Le vaudou haïtien, Paris, 1958.