Les années d’apprentissage interview door Henri Storck (frans)

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INTERVIEW VAN LUC DE HEUSCH DOOR HENRI STORCK

 

Les années d’apprentissage (Luc de Heusch et ses amis. Cobra en Afrique, Editions de l’Université de Bruxelles (n°3-4/1991 255p., pp.7-23).

 

HENRI STORCK Un jour de 1946, mon vieil ami Luc Haesaerts, a souhaité que je fasse ta connaissance et celle de Jean Raine. Comment as-tu connu cet homme merveilleux?

 

LUC DE HEUSCH Dans la bibliothèque de mon père se trouvait un livre qui me livra un jour (j’avais seize ou dix-sept ans) les clés de l’art moderne: Flandre. J’y découvris un ton nouveau, des peintres fascinants d’aujourd’hui. Les deux auteurs étaient Luc et Paul Haesaerts ; j’écrivis à Luc en lui décrivant l’exaltation dans laquelle m’avait plongé ce livre qui avait l’audace de montrer les tableaux en très gros plans, comme on le fera plus tard au cinéma. Il me répondit avec une extraordinaire gentillesse, m’invitant à venir lui rendre visite à Meise, au nord de Bruxelles, où il rece­ vait chaque dimanche une pléiade d’amis et de nombreux jeunes artistes encore inconnus, dans une vaste maison qui s’appelait « Le renard boiteux ». Ce devait être en 1945, peu après l’armistice. Ce fut le début de l’apprentissage de la liberté d’esprit, une renaissance. C’est là que je rencontrai ces merveilleux aînés qui, ô surprise, me parlaient avec humour et simplicité de tout ce qu’ils aimaient et que j’aspirais à connaître après le total isolement de la guerre qui avait imposé une chape d’ignorance aux adolescents qui comme moi avaient treize ans le 10 mai 1940. Ces hommes et ces femmes s’appelaient Luc et Manette Haesaerts, Robert et Yvonne Giron, André et Tita Thirifays, et tant d’autres.

 

H. S. Tu as parlé de la maison de Luc, « Le renard boîteux » (le nom flamand était très joli: « Manke vos »). C’était une superbe villa construite par Paul Haesaerts. J’y ai habité un ans avec Luc et Manette durant la guerre. Avec Henri d’Ursel, nous y élaborions les objectifs cinématographiques du Séminaire des Arts, notamment la création d’un Ciné-club dans la Grande Salle du Palais des Beaux-Arts, la production de films sur l’art, la création en 1948 d’une Fédération Internationale du Film sur l’Art à Paris, sous la présidence de Fernand Léger et sous la protection d’Henri Langlois et de Mary Meerson, de Man Ray, de Jean Leymarie et de Picasso, lequel offrait une litho pour récompenser les meilleurs films dans les Festivals que cette Fédération organisait 1.

 

L. DE H. Henri d’Ursel, que tu viens d’évoquer, a beaucoup compté pour moi. Avec Jean Raine, mon camarade de lycée, qui suivait le même par­ cours initiatique, j’allais souvent dîner chez lui dans un joli appartement situé sous les combles de l’impressionnant hôtel d’Ursel, qui défiait les tris­ tes temps futurs: c’était un petit palais du XVIIJ< siècle, aujourd’hui rem­ placé par un hideux bâtiment de verre et de béton qui abrite, au n° 28 de la rue Marché au Bois, la Loterie Nationale.

En ce temps-là, régnait en maître sur ces lieux grandioses, dignes d’un décor de Visconti, un mystérieux duc, le père d’Henri, que nous craignions, pauvres manants, de rencontrer dans l’escalier… C’est la première fois que j’entendis un domestique ganté de blanc, annoncer à une jeune et jolie dame, l’épouse d’Henri d’Ursel, qui se prénommait Madeleine: « Madame la comtesse est servie ». Avec eux, Jean et moi découvrions le cinéma, dont la guerre nous avait privé.

 

H. S. Paul Davay raconte un fait peu connu: Henri d’Ursel aurait été le troisième assistant de Carl Dreyer pour La Passion de Jeanne d’Arc. Lui-même a réalisé un film d’inspiration surréaliste avec la complicité du poète Georges Hugnet, à Paris, en 1928, La Perle. Davay est émerveillé par ce film et regrette, comme nous l’avons tous fait, qu’Henri d’Ursel s’en soit tenu à cette seule expérience 2.

 

L. DE H. Chez Luc et Manette, on rencontrait une foule de gens: le vieux Tytgat, Brusselmans, Édouard Pignon, du côté de la peinture; Jean Grémillon, toi-même, du côté du cinéma.

Je me liai bientôt avec Pierre Alechinsky qui avait comme moi dix-neuf ans. Il était inscrit à la section Illustration du Livre de l’École de la Cambre où Luc Haesaerts donnait un cours époustouflant et fort peu académique sur l’histoire de la peinture (je l’ai vu un jour entrer en transe en parlant du Gréco). Tout de suite, Jean Raine et moi, nous devînmes de grands amis d’Alechinsky. Pierre me demanda le texte d’accompagnement de son diplôme de fin d’études, intitulé « Les Métiers» (1949). Un an auparavant, j’avais écrit l’introduction à sa première exposition personnelle à Bruxelles, à la Galerie Apollo, dirigée par Robert Delevoy. Nous n’avons cessé de nous revoir depuis quarante ans.

 

H. S. Le père d’Alechinsky était un excellent médecin, un personnage très original et très attirant. Il avait beaucoup d’affection pour son fils et l’a soutenu dans son voyage au Japon. Pierre en a rapporté un film qui met en scène un calligraphe d’un style résolument nouveau.

Mais revenons à Luc Haesaerts et à son appartement.

 

L. DE H. Cet appartement de la rue du Musée, Manette et Luc Haesaerts décidèrent l’année suivante de le louer. Nous conclûmes l’affaire, Jean Raine, Louis Boxus (un homme de théâtre) et moi-même. Je poursuivais mes études à l’Université de Bruxelles, mais toutes les nuits c’était la fête. Notre porte était toujours ouverte Ge crois bien que nous avions perdu la clé). L’on dansa et l’on s’enivra chez nous durant six mois. Malheureuse­ ment, nous n’avions pas d’argent pour payer le loyer (nos invités plus âgés apportaient boisson et nourriture) et chaque mois je me rendais tout penaud chez Luc Haesaerts pour le mettre au courant de la situation qu’il acceptait avec bonhomie. Pire, un jour un peintre ivre (que je ne nommerai pas) lança une bouteille sur le miroir qui, naturellement, se brisa. Mais comme les morceaux tenaient encore ensemble, Manette eut ce mot charmant: « Cela ne fait rien, j’y collerai des papiers colorés et cela fera un joli tableau ». Programme qu’elle exécuta effectivement.

 

H. S. Comment as-tu rencontré Jean Raine?

 

L. DE H. Lorsque j’étais premier de classe au lycée Adolphe Max, à Bruxelles, Jean Geenen (qui ne s’appelait pas encore Raine) était invariablement le dernier. Nous nous ignorions superbement. Jusqu’au jour où un jeune garçon insolent, qui avait été chassé du collège des Jésuites, fit son entrée en classe de troisième: Hubert Juin. Il nous stupéfia par son extra­ ordinaire connaissance de la littérature contemporaine. Pour défier le pro­ fesseur de français, il apporta Le Revolver aux cheveux blancs. Mais Fernand Verhesen connaissait parfaitement André Breton et depuis lors il fut le complice attendri d’une étrange rencontre: Jean Raine et moi étions à l’écoute d’Hubert Juin (qui s’appelait en réalité Loescher).

Lorsque les Alliés se rapprochèrent de Bruxelles durant l’été de 1944, Hubert, Jean et moi décidâmes de nous enfermer durant deux mois chez les parents Loescher pour préparer le bac, en faisant l’économie de la classe de première (nous sortions de la seconde, que l’on appelait fort joliment en ce temps-là « la poésie »).

Nous nous croyions donc poètes et nous ne cessions d’écrire des vers (libres). Entre Horace et une démonstration de trigonométrie, Hubert nous lisait d’une voix angoissée le dernier poème qu’il dédiait à Monique X … Puis le soir il lui lisait le texte au téléphone, en attendant avec impatience sa réaction qui parfois se faisait longuement attendre. Alors il devenait pâle et ses mains tremblaient. Je devins naturellement amoureux de Monique. Hubert Juin ne réussit pas l’épreuve de dissertation française Ge suppose qu’il eut tort de citer Le Revolver aux cheveux blancs). Jean Raine et moi nous franchîmes l’obstacle, et, assoiffés de connaissances, nous nous inscrivîmes un peu partout à l’Université de Bruxelles: droit, sciences politiques, histoire de l’art et archéologie. Nous étions des étudiants tous terrains. Jean perdit pied lorsque, au cours d’un examen, le professeur de droit civil extirpa une montre de son gousset et, la brandissant sous son nez d’un air menaçant, hurla: « Qu’est-ce que c’est?’» Jean bafouilla: « une montre, une montre … », alors qu’il fallait donner la définition du droit de propriété.

Il renonça, je persévérai, en abandonnant toutefois, chemin faisant, le droit et l’histoire de l’art. Car, en ce temps-là, à l’Université de Bruxelles, cette dernière discipline s’achevait (de justesse) aux impressionnistes, et je me souviens d’un professeur de littérature qui disait d’un air entendu que l’avenir jugerait le « cas» Claudel.

Jean Raine ne cessa d’être mon plus fidèle compagnon. Nous étions comme deux jumeaux. Lorsque je gagnai en 1946 le concours des « jeunesses théâtraies» avec une pièce en un acte intitulé Jean-Louis l’artificiel, il m’aida à fabriquer les décors que Raymond Cossé avait conçus pour l’unique représentation qui eut lieu dans la salle de musique de chambre du Palais des Beaux-Arts.

L’intrigue n’était pas très claire (en ce temps-là, je croyais que l’ambiguïté était le secret du grand art) à tel point que Raymond Gérôme qui tenait le rôle principal me demanda à brûle-pourpoint avant d’entrer en scène: « Est-ce que je suis amoureux de Nadine ou non? » Je répondis oui et il interpréta avec brio, mais très approximativement, mon texte.

À l’université, j’étais fou d’amour de Nadine. Elle ne répondait jamais à mes lettres. La dernière en date lui proposait un rendez-vous tout à fait saugrenu devant l’église St-Germain à Paris, au début des grandes vacances. Je consultai une amie voyante qui m’assura que le rendez-vous serait différé. Je ne différai rien et elle ne vint pas. Dépité, malheureux, je partis visiter l’Italie. Au retour de Florence, je repasse par Paris, et me voilà au Louvre.

Elle était là, devant la Joconde. Dans une telle conjoncture, je n’eus aucune peine à l’entraîner au Parc de Sceaux. L’après-midi était ensoleillé et nous nous étendîmes sur l’herbe. Mais j’étais tellement abasourdi que je n’eus même pas l’idée de l’embrasser.

Jean Raine et moi à présent allions souvent dîner chez Fernand Verhesen, que nous vénérions. Nous eûmes la chance de l’avoir comme professeur de français durant des années au lycée où pour notre plus grand bien, il nous fit inlassablement analyser les phrases de Proust, du point de vue logique et grammatical. Comment avez-vous pu, cher Fernand, écouter avec une indéfectible bienveillance jusqu’à une heure tardive de la nuit nos insipides poèmes?

Nous nous déclarâmes surréalistes. Mais nous ne nous souciions nullement de voir Magritte et consorts. Nous voulions voir directement le Maître:

André Breton. Dès qu’il revint de New York, nous nous précipitâmes à Paris pour le rencontrer (et, en fait, trouver un nouveau père). Il nous reçut entouré de beaux objets, de somptueux tableaux, que nous osions à peine regarder, dans son appartement 40, rue “Fontaine, près de la place Blanche. Il nous envoya chez Pierre Mabille, l’anthropologue du groupe surréaliste. L’auteur du Miroir du merveilleux revenait d’Haïti. Ce fut le début d’une trop courte mais fervente amitié, car Mabille mourut très jeune en 1952. Nous visitâmes aussi dans leur atelier Giacometti, Brauner, Hérold … Ce n’est que bien plus tard, lorsque je tournai un film sur Magritte que je fis la connaissance des surréalistes belges et que je me liai d’amitié avec cet homme de grand cœur et de parfaite déraison: Louis Scutenaire.

 

H. S. Pierre Mabille, tu me le fis connaître à .cette époque. C’était aussi le médecin d’André Breton. Et un magicien … J’ai lu avec passion ses livres Le Miroir du merveilleux, Egrégores, son pamphlet sur Thérèse de Lisieux, etc. Et je me rappelle le film que Jean Raine consacra au Test du village, que Mabille, qui pratiquait la psychologie expérimentale, avait mis au point.

 

L. DE H. Jean Raine a beaucoup compté pour moi. Il m’a fait découvrir Michel de Ghelderode, et nous avons réalisé ensemble un film qui lui est consacré. Il écrivit ensuite le texte de Perséphone et fut associé au scénario de Magritte ou la leçon de choses. Puis nous nous sommes un peu perdus de vue … Mais je lui dois énormément. Grâce à lui, j’ai compris qu’il ne servait à rien d’être le premier de classe …

À cette époque, Luc Haesaerts, bouillonnant d’enthousiasme, était le centre de l’avant-garde intellectuelle à Bruxelles. Il animait les différentes sections (théâtre, cinéma, littérature, musique) du Séminaire des Arts. C’est là que nous rencontrâmes André Souris, puis Célestin Deliège, qui nous initièrent à la musique contemporaine.

Ma mère avait été chanteuse d’opéra et elle s’était évertuée en vain à m’enseigner le violon, instrument que je vendis avec soulagement lorsque j’eus dix-huit ans, ce qui me permit de faire un bref tour de France. Toutes ces rencontres singulières inquiétaient fort mon père qui m’avait inculqué l’es­ prit de sérieux et bientôt nous nous brouillâmes, ce qui contribua grande­ ment à mon initiation car je fus obligé de gagner ma vie avant la fin de mes études.

 

H. S. C’est alors, en 1947, sur la chaude recommandation de Tita et d’André Thirifays dont la maison était un autre lieu de rencontre privilégié de la jeunesse bruxelloise d’avant-garde, que j’eus (l’heureuse) idée de t’offrir de travailler avec moi à la réalisation du film Rubens que je m’apprêtais à tourner à Paris d’après un scénario de Paul Haesaerts.

 

L. DE H. J’avoue n’avoir jamais vraiment aimé ce peintre prodigieux dont les grandes compositions m’ont toujours paru vulgaires et/ou grandiloquentes. Et puis je n’appréciais guère le scénario didactique de Paul Haesaerts … Quoi qu’il en soit, c’est alors que j’ai appris comment l’on pouvait déplacer une caméra sur une image fixe pour tenter d’en approcher le secret.

 

H. S. C’est la présentation photographique du livre Flandre de Luc et Paul Haesaerts, révolutionnaire pour l’époque, qui fut notre source d’inspiration. Rappelle-toi. Nous passâmes dans le Paris de 1947 des mois passionnants.

Nous employâmes la technique du dessin animé, image par image, 24 à la seconde. Les exigences du scénario obligèrent les merveilleux artisans qui collaborèrent au film à inventer des procédés qui ont été adoptés depuis lors universellement. Aujourd’hui le travail est effectué par des machines sophistiquées commandées par des ordinateurs que l’on programme au fur et à mesure des prises de vues et que tu viens d’utiliser dans ton film sur James Ensor.

 

L. DE H. J’ignorais tout de la technique photographique et chaque dimanche j’allais m’exercer aux Tuileries avec un très modeste Kodak. Les résultats étaient très décevants. Durant la pause du déjeuner, tu me parlais de Flaherty, d’Ivens ou de Grierson, tout en m’expliquant patiemment ce qu’était un marron, un contretype, etc. Bref, j’avais droit à des cours parti­ culiers. J’avais demandé, non sans inquiétude, au professeur Georges Smets de m’autoriser à ne plus suivre son séminaire d’ethnologie à l’Université de Bruxelles car je « tournais» un film à Paris. Il m’a répondu: « J’espère que vous ne tournerez pas mal ».

 

H. S. Évidemment à l’époque le cinéma ne faisait pas très sérieux et il semblait impensable d’y faire une carrière honorable …

À Paris, nous avons souvent rencontré Henri Langlois, le fondateur et le directeur de la Cinémathèque française. C’était un très grand ami.

 

L. DE H. Il était venu à Bruxelles en 1946, à l’initiative d’André Thirifays, qui dirigeait la Cinémathèque de Belgique. Pour nous aider à survivre, André nous avait proposé alors à Jean Raine et moi-même d’assister Henri Langlois qui venait monter au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, une exposition consacrée à l’histoire du dessin animé. C’est alors que nous nous initiâmes à fond à l’histoire du phénakistiscope, du zoo trope et du praxinoscope dont les cinéphiles belges ignoraient à peu près l’existence et nous devînmes, Jean et moi, les guides attitrés de l’exposition.

H. S. Henri Langlois avait le génie de la présentation des objets et de la mise en scène des expositions. Son Musée du Cinéma à Paris est un chef­ d’œuvre du genre et lui assurera une gloire durable, à condition qu’on l’empêche de périr sous la poussière.

Mais les talents d’Henri étaient nombreux et ses initiatives surprenantes et toujours efficaces. C’est ainsi qu’au cours du Festival de 1947, Henri Langlois et son ami maître Gaston Bouthoul prennent l’initiative de créer une Union Mondiale du Documentaire qui réunissait John Grierson et les grands ténors de cette discipline. Iris Barry, fondatrice de la Cinémathèque américaine y contribua beaucoup. Ce Gaston Bouthoul était un homme peu ordinaire. Il écrivit sur la guerre des livres prophétiques, qu’il serait bien utile de méditer.

 

 

L. DE H. Je te suis donc à Paris, pas à pas. La très jeune assistante-monteuse du film Rubens était une apprentie comme moi: Suzanne Baron. Elle devint rapidement une très grande chef-monteuse, collaboratrice de Tati et de Malle. Elle n’a cessé d’être une merveilleuse amie. Je lui suis redevable du montage de Magritte ou la leçon de choses, Jeudi on chantera comme dimanche et de l’Autoportrait de James Ensor. Elle entre dans la salle de montage comme les grandes prêtresses des cultes de possession qui surveillent l’apparition des dieux dans le corps des novices.

 

H. S. Puis ce fut la belle aventure du film que l’organisation des Nations Unies me demanda de réaliser sur les problèmes de l’enfance délinquante et auquel le cher Stephan Cordier collabora comme scénariste 3.

 

L. DE H. Tu m’associas étroitement à l’enquête minutieuse que tu menas durant de longs mois auprès des psychologues, des juges de la jeunesse, des directeurs d’institutions spécialisées. C’est toi qui m’appris à conduire ma première enquête ethnographique … Je me souviens encore de la tristesse dans laquelle nous plongea la visite du Centre de « rééducation» de Mol, réservé aux têtes dures qui nous lançaient des regards haineux parce que nous venions les observer comme des animaux en cage. Ma vocation anarchiste en sortit confortée. Ce travail aboutit à une fiction tirée des conclusions de notre très sérieuse enquête, et c’est ainsi que j’appris les rudiments de la mise en scène. Nous étions revenus en Belgique, où je pus me présenter honorablement devant le très aimable professeur Smets pour l’épreuve finale qui allait me permettre de devenir ethnologue …

Grâce à une bourse de l’Université Libre de Bruxelles, je vais humer l’air du Congo belge, trois mois, durant l’été 1949. J’avais quelques économies après avoir organisé l’exposition sur le cinéma belge au Casino de Knokke (dans le cadre du Festival International du Cinéma). À mon retour, Pierre et Micky Alechinsky m’invitent à venir vivre dans une espèce de phalanstère qui s’est installé, 80 rue du Marais, et où se retrouvent les sculpteurs Olivier Strebelle et Reinhoud, l’architecte André Jacqmain et le graveur Michel Olyff. Les Alechinsky me cèdent à titre gracieux une partie de leur cuisine. Pierre s’occupe activement avec Dotremont de la revue COBRA et nous nous voyons souvent dans l’atelier de Pierre qui est devenu le « Centre de recherches» de ce mouvement international qui vient d’être créé (à Paris) en novembre 1948. Beaucoup de monde passe par les ateliers du Marais: des peintres hollandais (Corneille, Constant et Appel), Jorn le Danois naturellement, mais aussi Jan Cox, Van Lint, Pol Bury, Hugo Claus, Jean Raine, Robert Kaufman, Corneille Hannoset, Benoît Quersin, Henri Pichette, Oscar Dominguez, les Jaguer, Frans Hellens, Raoul Ubac, Florent Welles, Serge Vandercam, Atlan, toi-même.

Willem Sandberg, le directeur du Stedelijk Museum d’Amsterdam s’intéresse activement au mouvement COBRA et il vient souvent nous rendre visite à Bruxelles. Par contre, nous n’enregistrons aucun visiteur officiel belge. Mais le tailleur Van Geluwe, l’ami des expressionnistes de Laethem­ Saint-Martin, soutient la revue. Le célèbre marchand Curt Valentin témoigne sa sympathie. Quant à Peggy Guggenheim, elle entre un soir ivre morte dans la cour et souhaite à tout prix acheter l’enclume de Reinhoud, qui refuse énergiquement.

C’était une nouvelle phase dans l’apprentissage de la liberté. D’autant plus salutaire que, peu après, au printemps de 1950, année sinistre entre toutes, je deviens un très inutile milicien de l’Armée belge. Je passai donc mes soi­ rées (j’étais caserné à Bruxelles) et mes jours de permission aux Ateliers du Marais. Nous étions en pleine guerre froide et la crise royale battait son plein: la Belgique était divisée sur l’opportunité du retour en Belgique du roi Léopold III. La grande cassure qui allait séparer Flandre et Wallonie s’amorçait. Conséquence pour nous qui avions entre vingt et vingt-cinq ans: prolongement du service militaire de six mois. Le jour où l’on nous a annoncé cette bonne nouvelle, les gars de ma chambrée, qui s’apprêtaient à être libérés, ont cassé le mobilier. J’avais refusé d’être officier et le premier sergent-major à qui j’aurais dû donner des ordres me regardait d’un air soupçonneux. Il me terrorisait. J’avais obtenu la permission de minuit pour rédiger une thèse de doctorat et je m’endormais au service cinématographique militaire devant la tireuse de copies; en outre, je montais fort mal les négatifs. Le premier sergent major me regardait avec des regards de plus en plus haineux et je compris bientôt qu’il était temps de changer de spécialité.

Je devins donc scénariste. J’avais à peine commencé à décrire les premiers plans du film intitulé « Départ du navire Kamina emportant vers la Corée les vaillants volontaires belges », lorsque le commandant hurla: « Branle­ bas de combat! ». Nous débarquâmes avec nos caméras devant le rafiot qui se trouvait en cale sèche. J’étais chargé de donner des instructions au premier sergent major, dont le regard ‘était fort mauvais. Je lui suggérai prudemment un panoramique vertical de bas en haut le long de la coque. Il s’exécuta, puis je le laissai faire pour ne pas m’attirer d’ennuis .

La nuit, nous étions de garde à tour de rôle au Service cinématographique, rue des Palmiers. Un soir l’un de mes camarades s’était mystérieusement procuré la clé du secrétariat pour pouvoir téléphoner à sa petite amie et lui dire de grande urgence, son amour. Il n’y parvint pas car il bloqua malencontreusement le moyen de son désir dans la serrure (lapsus ?) Catastrophe ! Le Service cinématographique auquel j’avais l’honneur d’appartenir était classé: « stratégique, top secret ». Le Major, ému par les bons sentiments de notre malheureux camarade, classa l’affaire sans suite, mais dut livrer aux services de sécurité de l’OTAN les noms de tous les miliciens « techniciens» attachés à l’établissement lorsque le forfait fut commis. Il est vrai que de lourdes missions dangereuses nous incombaient. De temps en temps, nous arrimions une caméra 16 mm high speed sur l’affût d’un canon anti-aérien pour voir, après analyse du film si l’artilleur (qui ne tirait évidemment pas) était capable d’abattre un chasseur ennemi survolant sa batterie. Ingénieux, non? Apparemment, nous y réussîmes un jour, près de Paris lors d’une manœuvre conjointe avec l’armée française. J’ignorerai toujours si ma caméra était responsable de l’accident. Toujours est-il qu’un avion s’abattit au sol avec son malheureux pilote. Le jeune officier français attaché à ma batterie, l’aspirant B … hurla au téléphone qu’il cessait la manœuvre et il dit « merde» au colonel qui l’enjoignait de continuer l’exercice. Le lendemain nous assistions à une messe franco-belge en l’honneur de la liberté. J’ignore si l’aspirant-officier a été mis aux arrêts.

L’affaire de l’effraction du secrétariat du service cinématographique militaire belge ne s’arrêta pas là. Nous étions donc tous suspects, en bonne logique militaire, puisqu’aucun responsable n’avait été repéré. Deux ans plus tard, m’apprêtant à traverser l’Afrique coloniale de part en part pour gagner le Congo belge où je devais accomplir une très officielle mission ethnographique, le Consul de Grande-Bretagne de Bruxelles me convoque pour me faire savoir que le Colonial Office me refusait le visa d’entrée au Nigeria, ci-devant colonie britannique. Il me demande ensuite d’un ton hypocrite si je n’ai pas fait partie d’un service secret de l’OTAN. Il refuse de voir mon carnet militaire où l’État-Major atteste que ma conduite fut très bonne et il me renvoie d’un air las. Nous décidons tout de même de partir mon épouse et moi, en compagnie de Jacques Maquet après avoir équipé à grands frais une Studebaker. Nous avions évidemment alerté nos amis et nous attendons patiemment le visa britannique à Alger durant une semaine. Mais l’affaire se complique du fait que tu es devenu mon beau­ père et que tu as réalisé en 1933 un film jugé « communiste» au Borinage.

Impossible dans ces conditions de franchir le Sahara. Nous décidons tout de même de quitter Alger et, par ‘miracle, l’autorisation de traverser le Nigeria nous parvient dans la dernière oasis française.

 

H. S. Mais avant de partir pour l’Afrique, il s’est passé encore bien des choses. Tu as tourné un film qui est considéré comme le seul film issu du mouvement COBRA.

 

L. DE H. Je participais à cette époque (1950) en tant qu’écrivain (sous le pseudonyme de Zangrie) aux activités du groupe COBRA à Bruxelles. J’ai donc demandé à Alechinsky et Dotremont de collaborer au scénario de ce film expérimental, tourné à l’initiative d’Henri Langlois. Mais je dois préciser qu’il exprime fort peu ce que l’on peut appeler l’esprit COBRA, dans la mesure où ce récit relève, somme toute, d’une esthétique post-surréaliste 4.

 

H. S. Je fus très mécontent du résultat.

 

L. DE H. Oui, tu m’aidas grandement à corriger un premier montage. Mais je ne suis pas sûr que celui que l’on peut voir actuellement, dans la version définitive, soit plus convaincant…

 

H. S. Mais avant ce film tu t’étais lancé dans une autre aventure.

 

L. DE H. Oui. Cela ressemble à un conte de fées. Durant mes études, je m’étais mis à lire Frazer. J’eus de longues discussions avec Jean Raine, qui était féru de psychanalyse, à propos de La vie sexuelle des sauvages de Malinowski.

Pour tâter de l’ethnologie à l’Université, je suivis les cours de la licence en sciences coloniales où s’affichaient avec une parfaite bonne conscience les vertus de la colonisation belge (auxquelles évidemment je ne croyais pas). Je m’étais fiancé à Jacqueline Collet, une jeune métisse rwandaise et nous rêvions de rejoindre (mais comment?) son colon de père qui s’était établi au bord du lac Mohasi.

Dûment licencié en sciences politiques et en sciences « coloniales », je me vois attribuer en 1949 par l’Union des anciens étudiants de l’Université une bourse de voyage pour visiter l’Afrique centrale. Je décide d’aller explorer une petite tribu inconnue de l’Est de la colonie.

 

Le résultat fut tout à fait inattendu. Je découvris dans les huttes de quelques chefs une série impressionnante de statues d’ancêtres qui comptent parmi les chefs-d’œuvre de la plastique africaine. J’avais fait entrer par le plus grand des hasards les Boyo (ou Buye) dans l’histoire de l’art universel. À une enquête émanant des autorités de Léopoldville, l’administrateur territorial qui avait les Boyo sous sa juridiction “avait répondu: « Il n’y a pas de manifestation artistique dans le territoire de Kabambare ».

Il avait sans doute tort d’ignorer que les Boyo abritaient de formidables Musées, mais il avait raison de répondre par la négative. J’eus l’imprudence de publier ma découverte dans la revue française L’ethnographie, en mentionnant avec précision le nom des villages. Quelques années plus tard, les marchands se précipitèrent sur ces hauts-lieux et les vidèrent prestement de leurs trésors. J’ai eu la surprise de revoir l’une de ces effigies prestigieuses au Metropolitan Museum de New York quelque quarante ans après ma découverte, et je lui ai dit: « Qu’est-ce que tu fous, lâ ?» Ce sont exacte­ ment les mots qui se sont échappés de mes lèvres …

À mon retour en Europe, je m’enfonce dans le brouillard. Je romps avec Jacqueline et me voilà encaserné pour dix-huit mois. La fréquentation des amis des Ateliers du Marais me permet de survivre (à leurs dépens, car ma solde de vingt francs par jour est mon seul revenu). Et puis, bonheur, je tombe amoureux de Marie Storck qui a seize ans.

 

H. S. J’étais un peu inquiet.

 

L. DE H. Je ne saurais te donner tort. Je vais souvent dîner chez toi, au sortir de la caserne et je suis follement heureux.

Le conte de fées connaît un nouveau développement. Frans Olbrechts, le directeur du Musée Royal de l’Afrique Centrale, entendait susciter la naissance d’une ethnologie sérieuse au Congo en formant de jeunes chercheurs d’abord, en les encadrant ensuite dans un vaste insti­ tut de recherches, indépendant du Ministère des Colonies. Ce projet magnifique vit le jour peu après la guerre: ce fut l’IRSAC (Institut pour la Recherche Scientifique en Afrique Centrale) où des dizaines de jeunes gens de mon âge (parfois un peu plus âgés) purent s’adonner en toute liberté à des recherches fondamentales dans des disciplines aussi diverses que la zoologie, l’anthropologie physique, la linguistique, etc. Chacune des quatre grandes Universités d’alors se vit attribuer un quota. Ma candidature d’ethnologue fut présentée par mon maître Georges Smets, médiéviste réputé qui s’était aventuré au Burundi en 1933 pour voir s’il y existait un système féodal. Il donnait un cours, fort bien documenté, bizarrement intitulé « Institutions et coutumes des peuples primitifs ». On m’offrit un an d’études à l’étranger après mon service militaire. Mes camarades de promotion (Maquet, Vansina, Biebuyck) avaient tous choisi Londres. J’optai

 

pour Paris et c’est ainsi que je fus l’élève de Marcel Griaule à la Sorbonne durant l’année académique 1951-52.

 

H. S. Mais il fallait me convaincre de te confier ma fille.

 

L. DE H. Elle n’avait pas terminé le lycée-et notre amour, naturellement, te plongeait dans la plus grande perplexité. Alors tu autorisas Marie (qui avait dix-sept ans) à vivre avec moi, ce qui à l’époque était proprement scandaleux. Nous habitions un appartement en bordure de Seine, à Courbevoie, non loin de l’île de la Grande Jatte, où en ce temps-là l’on pouvait encore se promener en songeant à Seurat. Robert Kaufmann, un très vieil ami du lycée Adolphe Max, suivait aussi les cours de Griaule. Il avait perdu les bras à la suite d’un accident survenu dans la Résistance, à la fin de la guerre. Marie prenait des notes pour lui à la Sorbonne. Depuis lors nous avons cheminé ensemble: il devint assistant, puis chef de travaux à l’Université de Bruxelles, peu après que j’y fus nommé professeur et notre vieille amitié s’est épanouie dans une communauté de travail sans nuages. C’est Jean Raine qui s’occupait de Robert. Il était résolu, quant à lui, à rester à Paris, où il travaillait à la Cinémathèque française. Pierre Alechinsky et Micky sa femme s’étaient aussi établis à Paris et c’était comme si rien n’avait changé, comme si COBRA avait quitté Bruxelles. Corneille et Appel, les Hollandais, ont d’ailleurs suivi le même chemin, celui de la gloire.

Alors, à notre retour en Belgique, au cours de l’été 1952, j’ai épousé ta fille, comme tu le sais, cher Henri. Elle venait d’avoir dix-huit ans et fut probablement la plus jeune des femmes mariées de la Colonie …

 

H. S. Durant cette mission en Afrique, vous m’avez beaucoup écrit tous les deux. Je ne résiste pas au plaisir d’extraire de cette correspondance quelques fragments.

 

1 Luc Haesaerts en fut l’ardent Secrétaire Général, entouré de Willem Sandberg, le mer­ veilleux conservateur du Stedelijk Museum à Amsterdam, d’Umbro Apollonio de la Bien­ nale de Venise, de Pierre Francastel, qui succéda par la suite à Luc Haesaerts. Participaient activement à ce mouvement, qui fut décisif pour la mise en œuvre des films sur l’art, Lionnello Venturi, G. C. Argan, Paul Fierens et J. J. Sweeney, qui créa le Guggenheim à New York et qui succéda à Fernand Léger.

René Huyghe fut Président en 1966, et la cheville ouvriére en devint dès 1956 le Secrétaire Générale de l’Association Internationale des Critiques d’Art, Simone Gille-Delafon. Dès 1955, des Comités nationaux furent créés en RFA” Autriche, Belgique, Brésil, Danemark, Etats-Unis, France, Italie, Japon, Mexique, Pays-Bas, Pologne, Portugal, Royaume-Uni, Suisse, Venezuela, Yougoslavie.

Pour être complet, j’ajoute que je succédai à Francastel en 1956 et occupai les fonctions de Secrétaire Général pendant 2 années. ,

Pour en revenir aux initiatives de Luc Haesaerts, la première séance de l’Ecran du Séminaire eut lieu à l’automne 1944 avec le film de Poudovkine, La mère.

Et à l’occasion de la fulgurante exposition de Paul Delvaux en décembre 44 au Palais des Beaux-Arts, grâce au Séminaire des Arts, je tournai les images du film « Le Monde de Paul Delvaux» sur un argument de René Micha, avec la musique d’André Souris et le concours de Paul Eluard qui récita son poème sur Delvaux. Les choses vont vite lorsque la foi et l’enthousiasme sont au cœur des initiatives.

2 Mais Henri d’Ursel ne s’est pas désintéressé du cinéma pour autant. Par exemple, il a commandité en 1937 le beau film de Charles Dekeukeleire « Le Mauvais œil» (tiré du roman d’Herman Teirlinck, « De Vertraagde film »). Son complice dans cette affaire était Louis Camu, avec lequel il a créé la même année le «Prix de l’Image» destiné à récompenser des scénarios de films d’avant-garde. Cette innovation eut un grand écho. Les pre­ miers lauréats furent les poètes Irène Hamoir et Eric de Haulleville. Ces textes, je les possède encore, mais ni moi, ni aucun cinéaste belge, nous n’avons trouvé les moyens de réaliser ces scénarios fantasques et imaginatifs. L’expérience mériterait d’être tentée. Il existe même un scénario de René Magritte qu’il m’a proposé de tourner à cette époque. J’espère qu’un jour quelqu’un sera tenté de le réaliser. Mais il faudrait trouver des mécènes qui à long terme pourraient d’ailleurs s’en féliciter. Et puis, la plupart des cinéastes indépendants sont des individualistes impénitents, qui ne s’intéressent qu’à leurs propres rêves.

3 Comme le disait Dotremont en 1951, COBRA est né à Paris le 5 novembre 1949, d’un immense dégoût du bavardage, du farniente, de la discussion-discutante et du dogmatisme: « Cobra longe les murs, avale les frontières, défait les grilles; l’art expérimental est celui qui se montre ».